N° 166 du Canard Enchaîné – 3 Septembre 1919
N° 166 du Canard Enchaîné – 3 Septembre 1919
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La renaissance du fait divers
Le 3 septembre 1919, Rodolphe Bringer s’amuse de l’ennui qui gagne les journaux d’après-guerre : plus de batailles ni de grands crimes à raconter, seulement l’interminable chronique de la vie chère. Le Canard enchaîné s’indigne donc avec humour de la « disparition du fait divers », ce condiment de la presse populaire, et appelle à sa « renaissance » pour sauver lecteurs et gazettes de la monotonie. Entre ironie et nostalgie, Bringer imagine une véritable croisade pour ressusciter cambriolages, assassinats et drames crapuleux.
Toujours le même, dessin de Calvo.
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Quand Rodolphe Bringer signe La Renaissance du Fait Divers dans l’édition du Canard enchaîné du 3 septembre 1919, il joue une partition à double registre : celle du chroniqueur qui feint de regretter un âge d’or révolu, et celle du satiriste qui détourne ce manque d’actualité en charge contre la presse elle-même. Le ton plaintif – « nulle banque dévalisée, nul bureau de poste cambriolé » – imite les complaintes de journalistes désœuvrés, tout en montrant que le Canard, lui, sait créer du comique à partir du vide.
Ce jeu d’échos renvoie directement à une tradition littéraire bien ancrée. Dès les années 1830, Alphonse Karr, dans ses Guêpes, ironisait déjà sur les petites nouvelles et les travers du monde politique en s’appuyant sur des faits divers : il en tirait moins la substance d’une enquête que le matériau d’une satire sociale. Bringer s’inscrit dans cette filiation : le fait divers devient un prétexte pour dire l’état d’une société, non une fin en soi. Il s’amuse à imaginer une « croisade » pour ranimer la chronique criminelle, comme Karr pouvait réclamer un peu de « fiel » pour nourrir sa verve.
On peut aussi rapprocher Bringer d’un Gaston Leroux, qui, dans ses débuts de journaliste avant de devenir romancier, exploitait les faits divers les plus sombres pour en faire des feuilletons haletants. Mais là où Leroux cherchait l’énigme et le mystère, Bringer privilégie le décalage comique. Au lieu d’un meurtrier masqué, il met en scène… l’absence de meurtrier. Ce n’est pas le crime qui fait rire, mais sa disparition supposée, et la désolation que cela provoquerait dans les rédactions.
Le Canard enchaîné se distingue ainsi des grands quotidiens de masse de l’époque (Le Petit Parisien, Le Matin, Le Journal), qui bâtissaient leur popularité sur les affaires sensationnelles. En 1919, ces journaux, encore traumatisés par l’armistice et saturés de comptes rendus diplomatiques, peinent à retrouver leur carburant criminel. Bringer caricature cette panne en lui donnant des airs de catastrophe nationale : « pas un assassinat depuis trois jours ! » Voilà un drame plus grave, selon lui, que les débats sur le traité de Versailles ou la montée de la vie chère.
Le trait est mordant : en simulant la nostalgie d’une presse qui « désaltérait la curiosité » avec des cambriolages ou des incendies, Bringer dénonce la superficialité d’un lectorat qui réclame du spectacle autant que de l’information. Mais il glisse aussi une revendication : le Canard n’a pas besoin du fait divers pour exister, il saura toujours inventer sa matière à rire. Comme Karr hier, comme Leroux à sa manière, Bringer détourne l’attente des lecteurs pour mieux affirmer un style.
Ainsi, La Renaissance du Fait Divers fonctionne comme un manifeste implicite : le Canard ne se contentera jamais de rapporter la réalité brute, il la tordra, la mettra en scène, jusqu’à transformer même le manque d’événements en sujet drolatique. Une autre façon de dire que, pour ce journal, la véritable « actualité » est celle qu’il fabrique par la satire.

      



