N° 413 du Canard Enchaîné – 28 Mai 1924
N° 413 du Canard Enchaîné – 28 Mai 1924
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Son dernier discours : M Poincaré vient d’inaugurer à Bar-le-Duc le monument aux morts du bloc national
Rendons à César… – Une bonne blague de M. Maginot – Sous l’œil de la fatalité, M. Bokanowski met les bouchées doubles – Les derniers jours d’un condamné : M. Millerand inaugure l’exposition horticole – A l’Académie française, M. Henry Bordeaux reçoit l’abbé Brémond – C’est une belle manifestation d’épicerie littéraire – Dans les wagons lit : Couteau indésirable – Les avatars de M. Paul Le Gall – Détails ethnographiques, par G. de La Fouchardière – Les sports : Jeux olympiques, L’Espagne battue par l’équipe espagnole – Causeries physiologiques : Un dos dièse, par Whip – Pour la France, pour (la présidence de ) la République, dessin de Mat.
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« Rendons à César… » : quand Le Canard savoure sa victoire sur le Bloc national
Un éditorial jubilatoire à la charnière du pouvoir et de la satire
Publié en une du Canard enchaîné du 28 mai 1924, l’éditorial collectif signé Maurice Morice marque un tournant dans l’histoire politique du journal. Pour la première fois depuis des années, Le Canard ne se contente pas de railler les puissants : il célèbre, non sans ironie, une victoire à laquelle il a largement contribué — celle du Cartel des gauches, sorti triomphant des élections législatives du 11 mai 1924. Le texte, faussement modeste et subtilement vaniteux, se lit comme une profession de foi du satirique vainqueur.
Sous son titre évangélique, « Rendons à César… », l’article rend hommage à un confrère de L’Impartial français qui reconnaît — fait rare — la puissance du rire politique. L’auteur cité concède que “le ridicule est parfaitement capable de tuer un homme politique”, et que le Bloc national a été “dégonflé par trahison : celle de l’humour”. Pour Le Canard, ce constat sonne comme une revanche. Depuis quatre ans, la rédaction a mené une campagne acharnée contre le gouvernement Poincaré, dénonçant ses compromissions financières, ses lois répressives, et sa morgue nationaliste. En 1924, le bulletin de vote vient confirmer ce que la satire annonçait : le sérieux solennel des “sauveurs de la patrie” n’aura pas résisté à la piqûre quotidienne du Canard.
Dans la France de l’après-guerre, l’électorat s’est lassé du Bloc national, coalition de droite qui avait gouverné depuis 1919 sous la bannière de “l’Union sacrée”. Le pays, épuisé par la crise du franc, les impôts de guerre et la politique de la Ruhr, aspire à un apaisement. Le Cartel des gauches, alliance des radicaux et des socialistes, l’emporte avec Édouard Herriot à sa tête. Dans ce climat de bascule, Le Canard enchaîné se targue d’avoir préparé le terrain — non par des meetings ni des tracts, mais par le rire corrosif.
Le ton de Morice, à la fois faussement humble et profondément jubilatoire, joue sur ce double registre. “Nous ne prétendons pas aux présidences, ni même aux sous-secrétariats”, feint-il, avant d’ajouter, perfidement, que les rédacteurs ne seraient pas contre “quelques postes de la Banque de France ou du ministère des Finances”. Ce clin d’œil à la vénalité politique — éternel sujet du Canard — transforme l’autocélébration en satire du pouvoir lui-même. Même au moment de sa victoire, le journal se moque de ceux qui monnayent leurs convictions contre un maroquin.
Sous la plume collective de Maurice Morice — pseudonyme regroupant alors plusieurs rédacteurs du journal —, l’éditorial manifeste cette jubilation typique du Canard de l’entre-deux-guerres : celle d’un hebdomadaire qui, sans appartenir à aucun parti, peut savourer la défaite des puissants tout en ironisant sur le triomphe de ses alliés du jour.
Mais derrière le rire perce une lucidité désabusée. Les rédacteurs savent que le pouvoir use tous ceux qui s’en approchent. La République parlementaire, dans son cycle incessant de ministères éphémères, promet déjà de reproduire les travers du Bloc national. Aussi le Canard, tout en revendiquant d’avoir “tué par le ridicule”, refuse de se muer en organe triomphaliste. Il reste en marge, fidèle à son rôle : celui du mouche du coche républicain, témoin railleur des promesses trahies et des illusions politiques.
En somme, “Rendons à César” n’est pas seulement un autoportrait du Canard enchaîné victorieux ; c’est un manifeste. Le journal y affirme la puissance subversive du rire, capable de faire tomber les ministères plus sûrement qu’un scandale ou une motion. À l’heure où Herriot s’apprête à former son gouvernement, le Canard se place déjà en réserve de la République — prêt à applaudir le changement, tout en affûtant sa plume pour la prochaine chute.