À la une du Canard enchaîné du 28 avril 1926, Maurice Morice orchestre un récit d’une irrésistible drôlerie : la représentation chahutée de Boubouroche, comédie de Georges Courteline, à la Comédie-Française. Ce qui aurait dû être une soirée mondaine tourne à la bataille de cocardes : la pièce, jugée immorale par les ligues nationalistes, devient le prétexte à un tumulte dont Morice fait une satire jubilatoire.
Le journaliste pose la scène comme une chronique théâtrale, mais le vrai spectacle n’est pas sur la scène : il est dans la salle et sur la place du Théâtre-Français. La Ligue des patriotes et d’autres groupuscules d’extrême droite, fraîchement galvanisés par le climat politique, viennent manifester contre ce qu’ils appellent « une insulte à la France ». Leur patriotisme tatillon s’offusque d’un vaudeville cocu, comme s’il s’agissait d’un attentat contre l’ordre moral. Dès les premières lignes, Morice plante le décor : « décidément, la Comédie-Française joue de malheur ». Après la Carcasse et Les Affaires sont les affaires, voici Boubouroche victime à son tour du courroux bien-pensant.
Mais Morice, fin chroniqueur, ne s’en tient pas à l’anecdote : il y décèle le symptôme d’une époque. En ce printemps 1926, la République est secouée par les tensions économiques et la montée des ligues d’extrême droite, prêtes à s’indigner de tout ce qui leur paraît « antinational ». À travers cette querelle de théâtre, c’est l’état d’esprit d’une France crispée que le Canard met en scène. La droite traditionaliste transforme chaque scène de mœurs en affaire d’État ; le public bourgeois, lui, oscille entre indignation feinte et voyeurisme.
Morice manie avec virtuosité le mélange du reportage et du vaudeville. Les « coups de cannes sur le parquet », les « sifflets » et les « cris d’orfraie » deviennent un ballet burlesque, auquel répond la réplique salvatrice du comédien incarnant le « Vieux monsieur » :
« Fils et petit-fils de cocus ! »
L’effet est immédiat : la salle éclate, le scandale tourne à la comédie, la morale militante se ridiculise. Dans ce renversement final, tout l’esprit du Canard enchaîné s’incarne : un rire libérateur qui désarme la bêtise pompeuse.
Historiquement, cette chronique s’inscrit dans la continuité du combat du Canard contre la censure morale et le nationalisme étroit. Le journal raille depuis ses débuts les ligues d’ordre et leurs prétentions à dicter la morale publique. En moquant leurs cris de « scandale à la porte ! », Morice rappelle que ces défenseurs autoproclamés de la patrie ne supportent pas la liberté du rire, héritée de Courteline, Labiche et du bon sens populaire.
Dans cette France de 1926, où l’on manifeste pour des cocus de théâtre, Le Canard enchaîné rappelle qu’il y a plus d’esprit dans une réplique bien envoyée que dans tous les discours patriotiques. Morice transforme la panique des ligues en opérette grotesque : à la fin, les cris d’orfraie cèdent à l’éclat du rire. Et c’est le cocu, symbole involontaire du bon sens français, qui reçoit les acclamations du public.
Un soir de tempête morale, la Comédie-Française avait rejoué — sans le savoir — La farce de la bêtise nationale.