Dans son article Moisissure des moisissures ! paru à la une du Canard enchaîné du 5 mai 1926, Pierre Scize signe l’un de ces textes où la satire politique se fait poésie métaphysique. À la veille d’un 1er Mai redouté par les autorités comme le point de départ d’une révolution, Scize détourne l’attente en un pamphlet drolatique : la révolution viendra, certes, mais d’un autre ferment — celui de la moisissure.
Le texte s’ouvre sur une ironie feutrée : « Le sort se plaît à déjouer notre attente. » Tandis que les bourgeois redoutent le coup de Moscou ou de la rue Montmartre, la subversion, dit Scize, ne viendra « ni d’ici, ni de là ». Elle est déjà là, en nous, lente, insidieuse : la décomposition du monde moderne, des esprits et des institutions. Sous le ton facétieux, c’est une parabole grinçante sur l’épuisement d’une société d’après-guerre, engluée dans sa propre décadence.
Le déclencheur du texte est anodin : une communication scientifique de MM. Tissot et d’Arsonval à l’Académie des sciences, affirmant que « la vie n’est que moisissure, carie et faisandage ». Scize s’empare de cette révélation comme d’un manifeste : voilà donc « le feu grégeois de la vérité » ! L’humour du Canard prend ici la forme d’une cosmogonie grotesque : syndicats de moisissures, académies de champignons, cryptogames du boulevard Saint-Germain, jusqu’à Mistinguett et Mayol réduits à des « mycéliums attirés par les fromages excessifs dont ils se gratifient ».
L’article, foisonnant, relève de la satire baroque. Scize déploie une écriture torrentielle, accumulative, où la métaphore biologique devient un instrument politique. La France des années 1920, que l’auteur décrit, sort d’une décennie de guerre et de bouleversements, mais retombe dans la torpeur. Le Cartel des gauches au pouvoir vacille, le franc s’effondre, et les ligues d’extrême droite agitent les rues : dans ce climat de désordre latent, le Canard renverse le discours dominant. Ce ne sont pas les masses laborieuses qui menacent la civilisation : c’est la civilisation elle-même qui pourrit.
Scize écorne tout le monde : l’armée, les académiciens, les politiciens et les artistes de music-hall. Les images pullulent : les savants sont « des cryptogames de basanes », la Comédie-Française « une spore où s’amoncellent les vers muqueux », Mistinguett « une pousse de mycélium », et les politiciens, des « selles purgatives » du régime. Sous l’exagération verbale se cache une vision profondément désabusée : l’humanité entière, saturée de conventions, est entrée en fermentation morale.
Ce texte n’est pas seulement une pochade d’humoriste : c’est une satire visionnaire, presque surréaliste avant l’heure. Par son foisonnement d’images organiques, il annonce le goût des écrivains de l’entre-deux-guerres pour la métaphore biologique du déclin — celle que Céline ou Drieu reprendront plus tard sur un ton bien moins rieur. Chez Scize, le rire reste libérateur : la putréfaction devient poésie, la décrépitude un champ lexical à cultiver.
En 1926, alors que la République chancelle sous les scandales et les menaces de banqueroute, Le Canard enchaîné trouve dans cette « moisissure » le symbole parfait : celui d’un monde qui se décompose tout en continuant de discourir sur son hygiène. Et Pierre Scize, prophète moqueur, en tire un constat à la fois sinistre et drôle : si tout pourrit, autant en rire — mais avec style.