À la page 4 du Canard enchaîné du 21 juillet 1926, Pierre Scize livre l’un de ces textes où la satire se double d’une radiographie sociale. Intitulé De quelques possédants bougrement rassurés…, l’article joue sur la fausse bonhomie pour mieux dénoncer la sérénité retrouvée des riches, dans une France au bord du gouffre financier.
L’été 1926 est en effet marqué par le chaos monétaire : le franc s’effondre, Herriot a démissionné, et Poincaré vient de former un gouvernement d’« union nationale » censé sauver la monnaie. Pour les épargnants et les rentiers, c’est un soulagement — la République redevient « sérieuse ». Pour le Canard, c’est un signal d’alerte : la reprise en main profite d’abord aux possédants.
Scize ouvre sur une note de faux bon sens populaire : « Jamais deux sans trois », dit-il, en feignant de se réjouir d’une série d’affaires judiciaires où les riches s’en tirent toujours mieux que les autres. Il évoque ensuite les déclarations du député Charles Maurras, les acrobaties politiques de Pierre Laval, les indulgences du Garde des Sceaux, et l’affaire Gillet, scandale financier où la justice s’est montrée singulièrement clémente envers les notables. À chaque exemple, Scize montre la même mécanique : la fortune protège, la République absout.
Le ton oscille entre ironie et rage contenue. Quand Scize écrit que « les possédants sont rassurés », il ne se contente pas de décrire un état d’esprit : il dresse un acte d’accusation. Maurras, dit-il, « ne possède rien sinon un formidable culot » — un trait d’humour qui résume l’hypocrisie d’une droite nationaliste jouant les martyrs tout en profitant de la stabilité retrouvée. Quant à Laval, présenté comme l’homme du compromis et de l’ambition, il incarne déjà le pragmatisme opportuniste que Le Canard dénoncera longtemps après.
Sous le vernis de la plaisanterie, le texte est d’une lucidité mordante. Les riches, explique Scize, ne redoutent pas la crise : ils la traversent protégés par leurs coffres, leurs titres et leurs relations. Les « petits possédants », eux, s’accrochent à une illusion de sécurité. La satire devient presque tragique lorsqu’il évoque la justice à deux vitesses : « S’il touche au fric, M. Brinday s’y connaît. » — tout est dit dans cette ironie à froid.
Le style, typiquement scizien, conjugue érudition et gouaille. On y croise des formules comme des gifles : « Si M. Lancel est ruiné, je ne puis plus le défendre ! », ou encore : « Il ne reste plus qu’à décider à partir de quel chiffre de revenus le possédant est dispensé des petits ennuis de l’existence. » Le rire, ici, remplace le verdict — mais la sentence est sans appel.
Historiquement, ce texte est un jalon dans la critique sociale du Canard enchaîné. Derrière la chronique drôle, il capte l’esprit d’une époque où la France cherche sa stabilité dans le retour à l’ordre, au prix de l’injustice. Les « possédants bougrement rassurés » de 1926 annoncent ceux des décennies suivantes : ceux pour qui la crise est toujours une occasion de se refaire.
Scize, en moraliste ironique, clôt son article par une pirouette en forme d’épitaphe : « Voilà qui ne manquera pas de gaieté. » — ultime claque d’un satiriste qui savait trop bien que, sous la République des riches, le rire reste la seule arme du peuple.