Dans Le Canard enchaîné du 27 avril 1927, Pierre Scize livre une chronique hilarante et fine sur la visite présidentielle de Gaston Doumergue à Marseille, sous le titre « Une fête bien marseillaise ». À première lecture, le texte semble une simple scène pittoresque du sud : palmiers, accent chantant, réception en fanfare et bouillabaisse triomphale. Mais derrière l’anecdote, Scize signe un petit chef-d’œuvre de satire politique, où se mêlent ironie républicaine et observation sociale.
L’article s’ouvre sur un ton faussement désinvolte : “Allons, il va falloir envoyer le garçon du café du coin acheter deux mètres d’étamine, quelques blasons à mon chiffre et deux ou trois aunes de guirlandes.” Dès les premières lignes, l’auteur installe une atmosphère de kermesse politique : la République enrubannée, gonflée de formalisme et de bonne humeur officielle. L’événement relaté — l’inauguration du grand escalier de la gare Saint-Charles par le président Doumergue — devient sous sa plume une farce en majesté. Tout y est : la “Marseillaise” que le protocole veut à tout prix faire jouer, le discours en provençal improvisé par Doumergue, la foule ravie et les journalistes empressés.
Scize n’épargne personne, ni les notables marseillais, ni le président lui-même. L’auteur raille la manie républicaine de multiplier les “plus beaux jours de ma vie” à chaque discours d’inauguration, au point que le tunnel du Rove et la gare Saint-Charles deviennent symboles interchangeables d’un même rituel creux. Le “président radieux” salue, déclame, plaisante, pose pour les photographes et termine son voyage par un festin protocolaire. “Et alors, vous parlez d’une bouillabaisse !” note malicieusement Scize. Ce détail culinaire, traité avec un humour gourmand, devient le cœur du récit : la politique française vue comme un banquet sans fin, où chaque président mange “chez Pascal ou chez Isnard” pour mieux communier avec le peuple.
Mais au-delà de la caricature, l’article révèle la lucidité ironique du Canard enchaîné face à la politique des années 1920. Doumergue, élu en 1924 après les désordres du Cartel des gauches, incarne alors une République prudente, paternaliste, qui cherche la réconciliation plus que la réforme. Scize capte parfaitement ce ton : celui d’un pays qui s’amuse à se regarder vivre, entre folklore et autosatisfaction. Marseille, “vieille cité phocéenne”, devient ici une miniature de la France entière — enthousiaste, bavarde, pleine de gestes et de bons mots, mais sans réelle portée.
Dans la seconde partie, publiée en page 3, Scize poursuit sa chronique avec la même verve : Doumergue inaugure ensuite un monument “aux morts”, admire le tunnel du Rove, plaisante sur les “lettres du président Mac-Mahon”, et finit par s’inquiéter de savoir s’il reste “un peu de bouillabaisse”. Le Canard y trouve un terrain de jeu idéal : l’inauguration permanente, ce théâtre où la République se célèbre elle-même sous les hourras des municipalités.
Ce reportage, sous ses airs légers, dit beaucoup du Canard de l’époque : antimilitariste sans être amère, anticlérical sans dogmatisme, il dénonce la pompe républicaine par le rire. Chez Scize, la satire ne vise pas seulement Doumergue, mais la France tout entière, satisfaite de son propre spectacle.
La dernière phrase du texte — “On continuera cet après-midi” — achève de clouer le portrait : une République toujours prête à recommencer, à inaugurer, à festoyer, sans jamais conclure.
Pierre Scize, en chroniqueur lucide, transforme ainsi la visite présidentielle en comédie populaire : un miroir de la Troisième République, à la fois chaleureuse, bavarde et terriblement satisfaite d’elle-même.