Dans son édition du 5 octobre 1927, Le Canard enchaîné publie à la une un texte sans signature, mais d’une netteté politique rare : « Un ambassadeur indésirable ». L’article, à la fois ironique et indigné, vise directement le représentant de l’Italie fasciste à Paris, accusé d’entretenir des “agissements antifrançais” sous couvert d’immunité diplomatique.
Le ton, faussement solennel, s’ouvre sur une déclaration de principe : “La France […] a toujours été hospitalière.” Suit immédiatement la chute : “Mais sait-on qu’une personnalité diplomatique […] couvre de son immunité les agissements antifrançais de certains de ses compatriotes ?” La mécanique rhétorique est typiquement “canardesque” : flatter pour mieux éreinter. Le journal dresse le portrait d’un pays trop tolérant, trop poli pour réagir face à la provocation d’un voisin devenu autoritaire.
Le diplomate visé est alors le comte Manzoni, ambassadeur d’Italie, proche de Mussolini. Depuis 1922, le Duce a transformé l’Italie en un État totalitaire et déploie une diplomatie agressive, cherchant à rallier les Italiens expatriés et à influencer les opinions étrangères. À Paris, la présence d’un représentant fasciste dérange : les milieux républicains s’inquiètent de la complaisance du gouvernement Poincaré envers Rome. Le Canard capte cette tension et la retourne avec humour : “Nous tolérons la présence sur notre territoire de tous ceux dont les sentiments réactionnaires sont suffisamment éprouvés.”
Mais la plaisanterie cache un propos sérieux : en 1927, la France est traversée par une inquiétude diffuse. Entre la montée du fascisme en Italie et l’influence grandissante du communisme soviétique, la République paraît encerclée par des idéologies hostiles. Le Canard enchaîné, fidèle à son positionnement anti-autoritaire, s’en prend ici à l’une comme à l’autre. L’article se conclut d’ailleurs en établissant un parallèle ironique : “La question est donc posée pour le comte… comme pour M. R…, représentant des Soviets.” Autrement dit, qu’ils viennent de Moscou ou de Rome, les extrémistes n’ont pas leur place à Paris.
Ce double tir croisé témoigne de la position singulière du Canard à la fin des années 1920 : ni aligné sur la droite nationaliste, ni sur la gauche communiste, mais fidèle à un esprit profondément républicain et antitotalitaire. Le texte appelle sans détour au “rappel immédiat du comte” et à une “rupture complète avec un gouvernement dont les principes tendent à détruire tout ce qui nous est cher.” Derrière la verve, on entend une sincère inquiétude pour la démocratie.
L’article joue aussi sur le mimétisme journalistique : les formules “Abattons les cartes” ou “Le gouvernement se le dise” pastichent les éditoriaux indignés de la grande presse, mais ici tournés contre elle-même. En citant Le Matin et La Liberté, le Canard feint de s’associer à leurs colères pour mieux en révéler la vanité. Là où ces quotidiens excitent le patriotisme à bon compte, le journal satirique y injecte un vrai fond politique — la défense des libertés menacées.
En somme, « Un ambassadeur indésirable » condense tout ce que le Canard de 1927 sait faire : dénoncer le conformisme diplomatique, fustiger la lâcheté gouvernementale, et rappeler — entre deux traits d’humour — que la République n’est pas une auberge où l’on héberge ses ennemis. Dans le fracas des années vingt, c’est déjà une mise en garde contre le péril brun.