N° 610 du Canard Enchaîné – 7 Mars 1928
N° 610 du Canard Enchaîné – 7 Mars 1928
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Laurent Tailhade au pays du mufle
Sous la plume acérée de Mme Tailhade, Le Canard enchaîné du 7 mars 1928 règle ses comptes avec Henry Bordeaux, académicien patriote et moraliste, en publiant un extrait de son récit « Laurent Tailhade au pays du mufle ». Derrière le souvenir d’un voisinage bombardé pendant la guerre, c’est tout un portrait de la France bien-pensante qui se dessine : celle des héros de salon et des planqués héroïques. Le ton est cruel, l’humour noir, et la satire, redoutable : Bordeaux, « capitaine d’état-major non loin de Limoges », devient l’emblème d’une bourgeoisie pétrie de vertu… mais prompte à fuir les obus.
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Publié en page 2 du Canard enchaîné du 7 mars 1928, l’article intitulé « Laurent Tailhade au pays du mufle » emprunte la forme d’un souvenir de guerre pour mieux s’ériger en charge féroce contre Henry Bordeaux, de l’Académie française. Le prétexte : la parution, par Mme Laurent Tailhade, d’un volume de souvenirs retraçant la vie du célèbre polémiste, blessé et estropié lors d’un attentat anarchiste en 1899, et resté l’un des écrivains les plus caustiques de la Belle Époque. Sous couvert de rappeler un épisode vécu à Passy pendant la guerre, le chroniqueur – peut-être un proche de Tailhade – s’amuse à opposer la verve libre du poète à la componction moralisatrice de l’académicien savoyard.
Le récit s’ouvre sur un hasard de voisinage : Henry Bordeaux, « Petit Bordeaux » comme le surnomme l’auteur, s’installe vis-à-vis de Laurent Tailhade et de son épouse. Vient la guerre, puis la menace des bombardements allemands. Tandis que les obus tombent sur Passy, chacun cherche un abri, une cave, une issue de secours. La description est digne d’un petit théâtre domestique : les concierges tremblent, les locataires descendent au sous-sol, et l’auteur raconte la scène avec une ironie d’autant plus mordante qu’elle se pare d’un réalisme trivial. On y voit Henry Bordeaux, sa malle sous le bras, sa fillette dans une main, fuyant son immeuble « à la minute précise », « tenant par la main une gamine de quatre ou cinq ans, aussi noire, aussi prudente que lui ». L’ironie se double ici d’une malice physique : Bordeaux est décrit comme un « petit eunuque », un « rejeton simiesque » — caricature d’un académicien ventru et grotesque, symbole d’un courage de façade.
Mais derrière la drôlerie, le Canard joue une partition plus large : celle d’un anti-bourgeoisisme satirique typique de l’entre-deux-guerres. En 1928, dix ans après l’Armistice, la France célèbre encore ses héros tout en se divisant sur la mémoire du conflit : les uns glorifient les morts et les généraux, les autres – comme Tailhade jadis – dénoncent les hypocrisies du patriotisme de salon. Henry Bordeaux, écrivain catholique, patriote et académicien, incarne précisément ce moralisme satisfait que la gauche satirique exècre. Sa carrière, marquée par des romans édifiants et des discours sur « l’ordre » et la « famille », offrait une cible idéale au Canard enchaîné qui, depuis 1916, s’était fait un devoir de dégonfler les baudruches de la vertu nationale.
Dans la chute du texte, le contraste entre le ton héroïque et la lâcheté du personnage atteint son comique noir : Bordeaux, parti « à l’arrière » rejoindre sa famille « bien à l’abri », laisse son appartement « à la disposition des Allemands » tout en fustigeant les civils parisiens qui n’endurent pas les bombardements avec assez de panache. L’auteur conclut en feignant de s’indigner : « Il est honteux, disait-il, de penser que, tandis que nos soldats se font glorieusement tuer sur les champs de bataille, il se trouve à l’arrière des civils pour semer la panique ! »
Sous cette ironie cinglante perce le regard du Canard sur son époque : celui d’un journal qui, en 1928, continue de moquer les faux héros, les tartuffes et les académiciens compassés. Ce « pays du mufle » dont parle le titre, c’est celui d’une France repue, sûre de son bon droit, mais aveugle à sa propre lâcheté. En redonnant voix à Tailhade, l’article rend aussi hommage à une tradition libertaire et littéraire : celle du verbe qui gifle et du rire qui démasque.





