Dans son article « Prenez l’autobus », publié à la une du Canard enchaîné le 4 juillet 1928, Victor Snell s’attaque à un vieux travers de la vie politique française : le cumul des mandats et les privilèges qui l’accompagnent. L’affaire du jour prête à sourire : certains députés, également conseillers municipaux de Paris, réclament qu’on leur attribue une voiture officielle pour aller de l’Hôtel de Ville au Palais-Bourbon — un trajet de quelques kilomètres. Mais Snell transforme cette anecdote en une satire mordante de la classe politique, dont il expose l’hypocrisie avec une ironie méthodique.
Dès la première ligne, le ton est donné :
« C’est tellement invraisemblable que c’est probablement vrai. »
Le trait d’humour résume l’esprit du Canard à la fin des années 1920 : un scepticisme joyeux, presque désabusé, face aux ridicules de la Troisième République parlementaire. Car si la loi n’interdit pas formellement à un élu de cumuler les fonctions de député et de conseiller municipal, Snell en pointe l’absurdité morale : comment un homme politique pourrait-il, à la fois, « se consacrer aux affaires législatives » et « s’occuper efficacement des affaires municipales » ?
Mais derrière cette question de principe se cache un autre sujet : l’argent. Snell n’est pas dupe. Les élus tiennent moins à servir qu’à profiter. Il rappelle malicieusement que, selon le conseiller Grébauval, « celui qui ne se faisait pas 200 000 francs par an était un nigaud ». Et d’ajouter, perfide : « c’était il y a vingt ans, et vous pensez si depuis… car tout augmente ! » Ce glissement du commentaire moral à la pique financière est typique du style de Snell — ce mélange de lucidité sociale et d’humour bourgeois, qui fait mouche sans hausser la voix.
En 1928, cette satire trouve un écho particulier. La France sort tout juste de la crise monétaire : le franc vient d’être « stabilisé » par Poincaré, et le pays, censé retrouver la vertu budgétaire, découvre que ses élus continuent à s’enrichir sous couvert de service public. Snell dénonce moins le scandale que la mentalité qui le rend possible : celle d’une République de cumulards et de carriéristes, convaincus que leurs mandats sont des rentes plus que des missions. Son ironie culmine dans la chute :
« Puisque les élus municipaux ont droit au transport gratuit dans les véhicules de la T.C.R.P., que ne prennent-ils l’autobus ? »
Le contraste entre le bon sens du peuple et la suffisance des élus donne au texte toute sa force comique. L’autobus devient un symbole : celui d’une égalité refusée. Snell se fait porte-parole des « cochons de payants », ces contribuables qui financent les privilèges de ceux qui prétendent les représenter.
Dans le contexte politique de la fin des années 1920 — où les affaires de corruption, les indemnités et les sinécures ministérielles minent la confiance publique —, cette chronique fait figure de petit chef-d’œuvre d’équilibre : drôle sans outrance, indignée sans emphase.
Avec une simple phrase, « prenez l’autobus », Victor Snell condense tout le programme du Canard enchaîné : ramener les puissants sur le plancher du réel.