Au tournant de l’automne 1928, la Société des Transports en Commun de la Région Parisienne — la STCRP, ancêtre de la RATP — inaugure une innovation qui se veut “moderne” : le carnet de tickets. Finies les pièces de monnaie, place au carnet prépayé, “moyen ingénieux pour faire payer nos places sans toutefois les augmenter”. Dans le Canard enchaîné du 26 septembre 1928, Bernard Gervaise se saisit de cette annonce anodine pour livrer une satire désopilante du progrès urbain et de la mentalité administrative de la Troisième République.
Dès la première phrase, le ton est donné : “Les dirigeants de la STCRP, qui ne sont pas des nouilles…” Le compliment moqueur installe un double discours permanent — louange officielle en façade, ironie corrosive dessous. Ce “moyen ingénieux” n’est qu’une invention de plus pour compliquer la vie des voyageurs tout en leur donnant l’illusion d’une faveur.
Gervaise multiplie les images et les détours comiques. Le receveur, autrefois muni de sa sacoche, manipule désormais une “merveilleuse petite mécanique à manivelle”, qui distribue les tickets comme s’il s’agissait d’une découverte scientifique. Le “progrès” prend ici des airs d’automate ridicule, promu avec le sérieux d’un communiqué ministériel.
L’auteur s’en prend aussi à la presse servile, qui, selon lui, “accomplit son devoir dans une mollesse, une monotonie, un manque d’imagination assez fâcheux”. Là où les autres journaux saluent l’efficience du nouveau système, Le Canard s’amuse à rédiger un faux article modèle, censé satisfaire les autorités :
“Les voyageurs de Montrouge-Gare de l’Est accueillent avec un enthousiasme indescriptible la mise en service du carnet de tickets !”
Ce pastiche de style journalistique, multipliant superlatifs et formules creuses, démontre comment la presse bourgeoise recycle sans fin le même enthousiasme convenu.
Mais derrière la moquerie du langage, l’article met le doigt sur une critique sociale plus fine. Le “carnet de tickets” devient métaphore de la rationalisation du quotidien et de la soumission consentie des citadins au confort bureaucratique. Gervaise raille la docilité des Parisiens, toujours prêts à s’extasier sur les innovations qui les font payer plus cher : “Les gens qui oublient d’acheter un carnet paient une amende de 20 %, ce qui est bien le moindre des maux.”
Un passage savoureux relate un incident dans un tramway : un passager sans carnet, accusé de communisme pour avoir tenté de payer en pièces, déclenche une mini-émeute. “C’est un communiste ! cria un monsieur décoré.” “On loute en prison !” “Casse-lui la gueule !” La scène grotesque renvoie directement aux tensions politiques de l’époque, entre conservatisme borné et peur du bolchevisme — le Canard en fait une parabole de la bêtise collective.
La conclusion, faussement enthousiaste, boucle la boucle : “Puisque le système du carnet nous épargne une hausse des tarifs, rien n’empêche qu’on l’applique dans d’autres domaines !” Et Gervaise d’imaginer un monde où tout serait soumis au ticket : les boucheries, les bistrots, la vie elle-même.
Derrière la farce, on retrouve la veine du Canard enchaîné de l’entre-deux-guerres : satire du progrès technocratique, dénonciation de la servilité médiatique, et surtout portrait ironique du petit Parisien moderne, satisfait de son confort tant qu’il peut râler en cadence.
Sous la plume de Bernard Gervaise, le carnet de tickets devient bien plus qu’un objet de transport : c’est un billet composté pour le royaume du conformisme.