À la fin de l’année 1928, l’Europe respire — du moins en apparence. Dix ans après l’armistice, les traités de Locarno (1925) et le pacte Briand-Kellogg (août 1928) ont cimenté l’idée d’une paix durable entre la France et l’Allemagne. La République de Weimar, encore fragile, semble retrouver souffle, tandis que la diplomatie française s’installe dans une détente prudente. C’est dans ce climat qu’intervient cette “Lettre d’Allemagne” signée Roger Salardenne, parue dans Le Canard enchaîné du 21 novembre 1928.
Sous la forme d’un récit de voyage humoristique, Salardenne joue le rôle du Français moyen parti à Berlin, armé de clichés et de bonne volonté, mais désarmé face à la rigueur germanique. Il en résulte une chronique d’un comique irrésistible — une suite de malentendus, d’exagérations et de quiproquos linguistiques qui tournent la solennité allemande en farce légère.
Le texte s’ouvre sur une note d’angoisse :
“Entre Paris et la capitale allemande, on m’a contrôlé onze fois… on m’a fait un trou à mon billet chaque fois, j’étais dans des transes mortelles !”
Le ton est donné : la bureaucratie allemande, symbole d’ordre absolu, devient sous sa plume un monstre administratif absurde. Le comique repose sur le contraste entre la petite inquiétude du voyageur et la démesure du système qu’il observe.
Tout au long de son séjour, Salardenne collectionne les observations cocasses : le Haus Vaterland où “800 garçons” se relaient pour servir les clients, les “Kronprinzen” qu’on lui montre dans chaque café, les Berlinois qui fument partout — même dans le métro. Ces saynètes dessinent le portrait ironique d’une Allemagne moderne, disciplinée et prospère, mais obsédée par l’ordre et la répétition.
Le sommet de la chronique vient dans le quiproquo final autour du mot “Anschluss”. À Leipzig, on lui annonce joyeusement : “Vous aurez l’Anschluss à Francfort.” Et notre narrateur s’enthousiasme : “Enfin, j’allais avoir un Anschluss, une vraie !” L’ignorance du vocabulaire ferroviaire le conduit à imaginer qu’on lui offre une récompense, voire un honneur diplomatique. Il ne comprend qu’à la fin — trop tard — qu’il ne s’agissait que d’une “correspondance de train”.
Derrière la farce, Le Canard enchaîné glisse un clin d’œil mordant à l’actualité. En 1928, le mot “Anschluss” n’a encore qu’un sens technique, mais il évoque déjà, pour les lecteurs avertis, le rêve d’union de l’Autriche et de l’Allemagne, latent depuis la fin de la guerre. Le malentendu de Salardenne — croire qu’on lui “donne un Anschluss” comme un cadeau diplomatique — devient, a posteriori, une métaphore prémonitoire : celle d’une Europe naïve, qui joue avec les mots sans en deviner le poison.
La verve de Salardenne s’inscrit dans la tradition du Canard enchaîné des années 1920 : un humour absurde mais politiquement chargé, où le ridicule des situations révèle les tensions sous-jacentes du continent. Comme Morvan Lebesque ou Pierre Bénard, Salardenne pratique une satire douce, fondée sur l’observation et la bêtise universelle — mais chez lui, la bêtise devient une arme diplomatique.
En refermant cette “Lettre d’Allemagne”, le lecteur de 1928 rit d’un voyageur français dépassé par la rigueur germanique. Celui de 1938, lui, ne rira plus : l’“Anschluss” qu’on lui promettait gaiement à Francfort sera devenu une réalité tragique à Vienne.
Salardenne, lui, n’y voyait qu’une correspondance : l’Histoire, dix ans plus tard, en fera un raccourci vers la catastrophe.