Au début de 1929, l’affaire de la Gazette du Franc continue de faire les délices du Canard enchaîné. Marthe Hanau, « la banquière de la rue de Provence », croupit à la prison de la Santé, tandis que l’opinion publique, fascinée par cette affaire mêlant finance, presse et politique, découvre avec stupéfaction le système de bons frauduleux qu’elle dirigeait avec son ancien mari et associé présumé, Lazare Bloch.
C’est ce dernier que le Canard choisit pour cible dans son édition du 16 janvier 1929, avec un titre qui claque comme une révélation : « Lazare Bloch n’existe pas ». Le texte, signé J.-A. Moret, est une parodie d’enquête journalistique menée sur un ton faussement sérieux — typique du Canard de la fin des années 1920, au sommet de son art de la mystification ironique.
L’article s’ouvre sur un raisonnement absurde et implacable :
« Connaissez-vous des gens qui s’appellent Bloch ? Moi pas. Ce n’est pas là le nom d’un chrétien. D’ailleurs, Lazare Bloch, ce n’est pas un homme : c’est une fiction. »
Dès les premières lignes, la satire religieuse et anticléricale se mêle au pastiche du reportage. Sous couvert d’“enquête approfondie”, le narrateur joue à démanteler la figure de Bloch comme s’il s’agissait d’un mythe d’État. La démarche parodie la frénésie médiatique qui, depuis des mois, s’empare de la presse à scandale autour de chaque rebondissement du dossier Hanau.
La deuxième partie du texte enchaîne sur une visite à la prison de la Santé, décrite sur le ton de l’investigation sensationnaliste. L’auteur y prétend constater de ses yeux que le prisonnier Bloch n’est qu’un “tas de polochons et une boule de pain coiffée d’un bonnet”. Le gag repose sur une logique absurde, mais révèle une vérité plus sérieuse : la presse, en multipliant les rumeurs et les portraits imaginaires, contribue elle-même à fabriquer ses personnages judiciaires.
L’enquête se poursuit avec une série d’interrogatoires rocambolesques. Marthe Hanau, rencontrée lors d’une “visite nocturne déguisée en Carmencita”, nie tout lien conjugal avec ce Lazare Bloch qu’elle ne reconnaît pas : “Moi, j’ai un mari ? Tu es folle ! Jamais un homme, tiens !” L’accumulation de dénégations grotesques tourne la justice en dérision. Plus loin, un autre témoin, le mystérieux Mimoun Amar, ajoute à la confusion en décrivant Bloch comme un “tricheur à l’écarté” ou un “frère de lait de Lucien Klotz”.
L’effet est saisissant : sous l’humour, Le Canard met en scène la déréalisation totale de l’affaire Hanau. Tout y devient fiction : les témoignages, les identités, les coupables. En prétendant prouver que “Lazare Bloch n’existe pas”, Moret dévoile surtout que, dans cette République d’affaires, la frontière entre vérité et mensonge est devenue indiscernable.
Le ton final, faussement triomphant, résume la philosophie du Canard :
“Nous sommes persuadés, après tout cela, que Lazare Bloch n’existe pas et que, néanmoins, il joue le plus grand rôle dans l’affaire.”
Le paradoxe est volontairement absurde, mais il renvoie à une réalité bien concrète : le vide moral et judiciaire qui entoure les grands scandales de la Troisième République.
Ainsi, derrière la fantaisie de l’enquête, Le Canard enchaîné poursuit sa dénonciation des faux-semblants : presse complaisante, juges dépassés, ministres compromis. En 1929, alors que la France officielle s’efforce d’oublier les faillites du système Hanau, le journal satirique rappelle que le plus grand mystère n’est pas Lazare Bloch, mais la crédulité d’un pays entier.