Le 13 mars 1929, Le Canard enchaîné consacre deux pages à une farce politique d’un goût savoureux : Roger Salardenne met en scène une interview fictive d’Adolphe Messimy, ancien ministre et président de la commission sénatoriale des colonies, tout juste rentré d’un voyage en Afrique occidentale française (AOF) aux côtés d’André Maginot, alors ministre de la Guerre.
Sous le titre « Un ministère de l’Afrique française », le journal s’amuse à déconstruire le ton pompeux et paternaliste de la propagande coloniale, en même temps qu’il épingle la vacuité du personnel politique de l’entre-deux-guerres.
Messimy, dans le texte de Salardenne, n’est pas un homme d’État, mais un personnage de comédie : jovial, hâbleur, un peu ridicule, il accumule les “bonnes idées” à mesure qu’il s’essuie le front du sable saharien. Le dialogue s’ouvre sur un ton faussement enjoué :
« Ah ! mon cher monsieur, je suis tout plein de bonnes idées ! D’abord, il faut réaliser à bref délai le chemin de fer transsaharien… pour qu’on puisse aller de Biskra à Tombouctou sans trop souffrir de la soif. »
L’ironie est immédiate : Messimy parle de l’Afrique comme d’un décor d’excursion mondaine, peuplé d’aiguillleurs maures et de “bars-restaurants” imaginaires. L’empire colonial devient un terrain d’amusement administratif, que l’auteur ramène à une mécanique bureaucratique grotesque.
Mais le cœur du texte est la proposition principale de Messimy : la création d’un “ministère de l’Afrique française”. Interrogé sur ses fonctions, le pseudo-ministre s’empêtre dans des justifications absurdes :
« On y fera… heu ! je ne sais pas moi… On distribuera des décorations… On aura des dactylos, avec des bas de soie, des jupes courtes… Bref ! ce sera un ministère comme les autres, mon cher monsieur ! »
Cette réplique cingle toute la machine gouvernementale de la Troisième République, peuplée de ministères sans objet et de fonctionnaires décoratifs. L’Afrique, ici, n’est qu’un prétexte : un mot magique pour flatter l’opinion impériale, une carte de visite prestigieuse pour un politicien en mal d’importance.
Salardenne pousse la parodie jusqu’à la caricature sonore : Messimy, enthousiaste, récite un refrain colonial inventé, pastiche des chansons “nègres” à la mode, avant de “terminer l’interview en dansant une gigue soudanaise endiablée”. L’image est irrésistible, mais derrière le rire perce une critique acérée du colonialisme spectacle, celui des missions officielles et des expositions “indigènes” où la France se donne bonne conscience en chantant sa mission civilisatrice.
La chute de l’article enfonce le clou :
“L’idée de M. Messimy n’est pas tombée dans l’oreille d’un Bonnefous… On parle déjà d’autres ministères : de la Patagonie française, de la Guyane française, de la Corse française…”
La liste, à mesure qu’elle s’allonge, tourne à la farce universelle. Salardenne invente un délire ministériel généralisé, où chaque territoire, réel ou imaginaire, aurait son ministre. C’est une manière pour Le Canard de railler la prolifération des portefeuilles ministériels — un thème récurrent dans les années 1920 — et de dénoncer la tendance des parlementaires à se créer des titres plutôt que des politiques.
Le style est celui d’un dialogue à la Labiche, où les tics du langage colonial (“les Maures pour garde-barrières”, “les wagons-restaurants du Sahara”) côtoient le grotesque bureaucratique. L’effet comique naît du contraste entre la grandeur supposée de la mission coloniale et la médiocrité de ses promoteurs.
Par ce texte, Roger Salardenne s’inscrit dans la grande tradition du Canard enchaîné des années 1920 : un humour satirique, antimilitariste et anticolonial, qui met à nu l’hypocrisie d’une République sûre d’elle-même mais vide d’idées.
Le “ministère de l’Afrique française” n’existera jamais, bien sûr. Mais la bêtise administrative qu’il incarne, elle, est éternelle — et Le Canard s’en est fait, une fois de plus, le parfait archiviste.