L’article du Canard enchaîné du 20 mars 1929, intitulé « La vie économique et sociale se poursuit sans incidents en Espagne », est un bijou d’ironie journalistique. Son ton faussement rassurant masque une critique impitoyable de la dictature du général Miguel Primo de Rivera, alors vacillante après six années de pouvoir autoritaire.
À cette date, l’Espagne traverse une profonde crise politique et sociale : la monarchie d’Alphonse XIII s’enfonce dans l’impopularité, les étudiants multiplient les manifestations, les ouvriers se soulèvent sporadiquement, et les répressions se font sanglantes. Mais la presse officielle espagnole – et souvent, les agences internationales – s’obstinent à présenter la situation comme “calme”. C’est cette langue de bois que Le Canard reproduit mot pour mot, pour mieux la faire exploser sous le rire.
Le texte débute par une phrase d’apparence anodine :
“Malgré les bruits fâcheux que font courir sur l’Espagne nos alarmistes à la solde des Maures, des nouvelles parfaitement normales nous parviennent d’au-delà des défuntes Pyrénées.”
Dès cette première ligne, l’humour est noir : le journal raille le vocabulaire des dépêches officielles qui accusent toujours “l’étranger” – ici les Maures, figure commode de l’ennemi intérieur – de propager les troubles.
Suit une succession de “nouvelles locales”, toutes plus absurdes les unes que les autres, censées prouver la normalité du pays. À Madrid, des étudiants “ont été mitraillés par des policiers mélomanes” qui n’avaient “que des mitrailleuses pour tout instrument”. À Alcalá, un “chien dangereux” attaché à une casserole déclenche une fusillade : “les dragons d’Alcalá ont tiré sur le chien, mais ont manqué le chien et touché les étudiants”. À Séville, faute d’emploi, les artilleurs “se font toréadors”, preuve qu’en Espagne “le chômage mène à la bravoure”. Et à Barcelone, on parle d’“installer le gaz”, non pour éclairer la ville, mais pour “avoir sous la main des réverbères où hisser les partisans du dictateur”.
L’ensemble forme une chorégraphie de l’absurde, où chaque dépêche ridiculise le langage de la propagande : tout est “calme”, tout est “normal”, tout est “joyeux”, même lorsqu’il s’agit de fusillades ou d’émeutes. La dernière scène achève la comédie : à Madrid, une “manifestation de sympathie” dégénère en émeute festive où les partisans du dictateur lancent sur lui “pastèques, tomates, œufs, castagnettes et tambourins” avant d’allumer un feu de joie sous ses fenêtres. L’article se clôt sur la formule :
“L’enthousiasme est à son comble.”
— une phrase qui aurait pu paraître dans la presse officielle, si elle n’était pas ici un chef-d’œuvre de second degré.
Sous le vernis comique, Le Canard livre une critique redoutable de la rhétorique autoritaire. En jouant sur la forme – la fausse neutralité du reportage – plutôt que sur le commentaire direct, il pratique un humour d’autant plus corrosif qu’il mime la docilité journalistique qu’il dénonce. Le “tout va bien” devient une arme subversive, un procédé que Le Canard enchaîné maîtrise à la perfection depuis la Première Guerre mondiale.
En 1929, la dictature de Primo de Rivera vacille, minée par les scandales, la crise économique et la contestation universitaire. Quelques mois plus tard, en janvier 1930, il démissionnera et s’exilera à Paris, où il mourra peu après. Mais à lire Le Canard ce 20 mars-là, on sent déjà que la satire a compris avant les diplomates que le régime espagnol n’était qu’un décor de théâtre.
Sous ses airs de bulletin d’agence, l’article dit tout : la farce du pouvoir, la complicité de la presse, et la lucidité du rire. C’est de la satire politique pure, à la française — celle qui déshabille les dictatures en les laissant parler comme si de rien n’était.