Sous sa forme légère et morcelée, la Mare aux Canards du 17 avril 1929 offre une radiographie saisissante du climat politique de la fin des années 1920. Dans un style de brèves successives, faussement anodines, Le Canard enchaîné y pratique ce qu’il sait faire de mieux : l’art du trait rapide qui en dit plus long qu’un éditorial.
L’époque est celle d’une République essoufflée mais encore bavarde : la droite parlementaire est divisée, la gauche déchirée entre socialistes et communistes, et Raymond Poincaré, revenu au pouvoir depuis 1926, tente de stabiliser un régime miné par les scandales financiers et l’instabilité ministérielle. À cette heure, la politique française a pris l’habitude de s’auto-parodier — et Le Canard n’a qu’à tendre le miroir.
La République des places
La première brève, “Vérité dans la Drôme”, se joue comme une comédie de mœurs parlementaire. On y voit Maurice Sarraut, directeur de La Dépêche de Toulouse, tirer Léon Blum à l’écart lors d’un dîner en l’honneur du Premier ministre britannique Ramsay MacDonald, pour lui rappeler l’importance des élections dans la Drôme — une manière polie de dire qu’un vrai socialiste ne peut se désintéresser d’un scrutin local.
La chute, irrésistible, inverse le rapport : quand Blum se présente à Narbonne, c’est Sarraut qui hésite, craignant de “perdre son siège” au profit d’un autre. Le Canard n’a pas besoin d’en rajouter : la rivalité, l’opportunisme et la peur du déclassement y sont déjà tout entiers.
Le duc rouge
Suit “Le duc est républicain” — une vignette où la noblesse elle-même se pare des couleurs de la République. Le duc d’Harcourt, descendant d’une lignée légitimiste, se présente à Bayeux sous l’étiquette “républicaine-socialiste”, courant auquel appartiennent Painlevé et Viollette.
Le trait du Canard est net : la République, si inclusive qu’elle accueille ses anciens ennemis, devient un théâtre où les mots n’ont plus de sens. Ce “duc républicain” annonce, bien avant les recompositions opportunistes de la IVe et de la Ve République, le règne du camouflage politique.
Le pouvoir et la matraque
Dans “Par ordre de la police”, l’humour devient plus mordant : Fiançette, élu socialiste de la Seine, prononce un discours contre les communistes. Les journaux s’en emparent, mais Le Canard révèle que la préfecture de police a transmis le texte aux rédactions — et que Chiappe, le célèbre préfet de l’époque, a même téléphoné pour s’assurer de sa publication.
Derrière le ton badin, l’accusation est grave : la presse “d’information” obéit au doigt et à l’œil de l’administration. La liberté de parole devient un instrument policé, à double sens : la gauche attaque les rouges… sur commande.
Un Vichy pour la route
Enfin, dans “Enfin délivré !”, Léon Blum, élu triomphalement à Narbonne, est célébré dans les cafés. Au moment du toast, il refuse le vin et demande “un quart Vichy” — boisson d’eau minérale, symbole d’abstinence et de sérieux. “Maintenant, dit-il, je puis reprendre mes habitudes.”
Le Canard conclut en un geste de pure ironie : Blum, chantre du socialisme moral, trinque à la victoire… au soda. L’homme d’idées reste fidèle à lui-même, mais la scène suggère tout le paradoxe de la gauche française : victorieuse dans les urnes, mais condamnée à la modération.
Le fil rouge : la comédie républicaine
À travers ces notules, Le Canard enchaîné capte l’air du temps : la République parlementaire est devenue un jeu d’équilibristes où tout se négocie — les alliances, les postures, les discours et même les indignations. Les socialistes se querellent, les ducs se déguisent en républicains, les policiers écrivent les discours, et les élus trinquent à l’eau.
C’est le tableau d’une France où l’on parle beaucoup de morale publique mais où l’essentiel reste la place à tenir.
En quelques lignes, La Mare aux Canards résume la politique française de 1929 : bavarde, comique et terriblement lucide sur elle-même.