Le 10 juillet 1929, Le Canard enchaîné publie en page 3 un article d’anthologie intitulé « Il ne reste plus rien de la paire de claques reçue par M. Chiappe », sous-titré « Une intervention énergique de M. André Tardieu ».
C’est une farce journalistique à plusieurs niveaux : une satire de la servilité médiatique, une leçon de style bureaucratique, et une gifle magistrale au pouvoir.
L’affaire des “claques”
Les faits, ou plutôt les versions, tiennent du vaudeville : lors d’une manifestation d’anciens combattants, le préfet de police Jean Chiappe aurait reçu une paire de claques d’un manifestant nommé M. Dormann. Ce dernier affirme l’incident ; Chiappe dément ; la presse s’en empare ; et le ministre de l’Intérieur, André Tardieu, s’empresse de “rectifier” officiellement.
Résultat : l’événement, attesté par des témoins, devient officiellement inexistant. “Il n’en reste plus rien, des claques”, écrit le Canard — “et bien malin sera celui qui prouvera le contraire.”
L’article pastiche le style administratif jusqu’à l’absurde. Le journaliste imagine Tardieu rétablissant l’ordre par décret, transformant une gifle en “léger frôlement” puis en “incident regrettable”. Le ton, faussement solennel, parodie la langue des rectifications ministérielles :
“Tous les lecteurs d’Union nationale sont invités à lire entre les lignes : M. Dormann ayant affirmé qu’il avait vu une manifestante frapper M. Chiappe…”
À mesure que les mots s’effacent (“claque”, “gifle”, “baffe”, “soufflet”), la satire gagne en force : on voit, sous le masque du burlesque, la fabrique du mensonge d’État.
Chiappe, symbole d’une autorité nerveuse
Le choix de la cible n’est pas innocent. Jean Chiappe, préfet de police de 1927 à 1934, est l’une des figures les plus autoritaires de la Troisième République finissante. Très proche de la droite nationaliste, il incarne l’ordre policier et la censure : c’est lui qui interdit, quelques années plus tard, L’Âge d’or de Buñuel et Dalí, et qui réprime les manifestations ouvrières. En 1929, il est déjà haï par la presse indépendante, notamment Le Canard enchaîné, pour ses interventions brutales et ses rapports étroits avec les milieux conservateurs.
André Tardieu, chef du gouvernement, n’est pas épargné non plus. Son goût du contrôle de la presse et sa conception autoritaire du pouvoir en font une cible naturelle pour l’humour du Canard. Ici, le journal se moque de la mécanique de la désinformation officielle, où un ministre “rectifie” un fait gênant pour sauver la face de son préfet.
La satire du “régime de rectification”
La seconde partie de l’article, « De rectification en rectification », pousse la logique à l’extrême. Le Canard imagine un futur où chaque coup de poing, chaque émeute, chaque scandale serait effacé par “un simple appel téléphonique” à la presse. On y lit cette phrase prémonitoire :
“Les journaux les plus farouchement indépendants se feront un plaisir et un devoir de réduire l’affaire à ses justes proportions : à celles d’un sous-titre discret.”
C’est une critique directe du servilisme médiatique, que le Canard observe dans les journaux partisans de Tardieu. L’ironie mordante de cette formule résume à elle seule la mission du journal : ne jamais se laisser “réduire à un sous-titre”.
Une claque politique et littéraire
Dans cette page, Le Canard enchaîné révèle ce qu’il sait faire de mieux : transformer un fait divers politique en leçon d’hygiène démocratique. En 1929, dans un pays saturé de propagande officielle, la satire joue le rôle que la presse libre devrait tenir : celui de rappeler que, derrière chaque rectification, il reste toujours une trace de la claque.
Quand Tardieu efface les gifles, Le Canard enchaîné lui en colle une vraie : celle du rire.