N° 823 du Canard Enchaîné – 6 Avril 1932
N° 823 du Canard Enchaîné – 6 Avril 1932
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La guerre fraîche et lumineuse grâce à Pathé-Natan
Avril 1932. La place Blanche s’illumine de croix rouges et blanches pour célébrer la sortie du film Les Croix de bois. Pathé-Natan fait du souvenir de la guerre un spectacle publicitaire. André Dahl, furieux, s’en prend à cette « guerre fraîche et lumineuse » : des lampions pour les morts, des fusées pour l’héroïsme et du commerce à la place du deuil. Sa chronique, cinglante et prophétique, annonce déjà les lumières trompeuses d’une époque prête à rejouer la tragédie.
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6 avril 1932 : la guerre, lumineuse et patriotique, selon Pathé-Natan
Sous ce titre au vitriol, André Dahl livre dans Le Canard enchaîné du 6 avril 1932 l’un de ses textes les plus féroces. Sa cible : la mise en lumière de la place Blanche par la maison Pathé-Natan, qui, à l’occasion de la sortie du film Les Croix de bois, a cru bon d’illuminer Paris de croix rouges et blanches, accompagnées d’un gigantesque soldat dressé dans le ciel. Autrement dit : transformer la guerre en spectacle, les morts en décor et la mémoire en publicité.
Dahl n’en a « aucune envie », de ce film tiré du roman de Dorgelès. Il ne discute pas sa valeur artistique : ce qui l’intéresse, c’est le scandale moral. « Il y avait quand même de bons moments », entend-il dire autour de lui — phrase qu’il renvoie aux « enrichis de la guerre » et aux « dames dont le cœur sensible est comblé par la Société protectrice des animaux ». Dès les premières lignes, la charge fuse : à la sensiblerie bourgeoise qui se délecte de souvenirs héroïques, il oppose le cynisme du commerce et la vulgarité des lampions. Paris, écrit-il, s’est offert « sa guerre fraîche et lumineuse », une guerre « signée Pathé-Natan et garantie pour longtemps ».
Ce 6 avril 1932, l’allusion est transparente. Les Croix de bois triomphe sur les écrans, exalté par la presse conservatrice et par un gouvernement Tardieu qui se drape volontiers dans les valeurs du sacrifice et de la patrie. La France officielle veut croire qu’elle s’est relevée de 1914 — qu’elle peut, sans rougir, transformer la mort en mythe et la boue des tranchées en décor de cinéma. Dahl, lui, vomit ce patriotisme de vitrine. Il se moque de la mise en scène : « Quand le moulin en a assez de brûler, les croix de bois s’allument… » Il décrit les ampoules bleues et rouges, les fusées, les enseignes des cafés voisins où l’on sert des bières sous les croix illuminées. « L’atmosphère y est », conclut-il, d’un ton glaçant.
Derrière le sarcasme, il y a la colère. Colère d’un homme qui, treize ans après l’armistice, voit la mémoire des morts profanée par le commerce. Dahl n’était pas pacifiste béat, mais il détestait les récupérations — et Pathé-Natan, en l’occurrence, incarne la trahison de la mémoire par le profit. Sa plume s’enflamme : « Je voudrais faire comprendre à ces messieurs que la mort d’un tas de pauvres bougres n’a aucun besoin de lampions, que ces croix de bois électriques sont un des spectacles les plus affligeants qu’on nous ait jamais offerts. » La phrase claque comme un verdict.
Au-delà de la dénonciation d’un mauvais goût publicitaire, Dahl vise une société entière. Celle du début des années 1930, plongée dans la crise économique et la peur de la guerre, qui se réfugie dans le mensonge esthétique. Le patriotisme devient décoratif, la mort rentable, et le souvenir sert à vendre des tickets. Il évoque la place Blanche où se mêlent prostituées, maquereaux, soldats en permission et lumières de music-hall : une vision de Paris comme champ de bataille mondain, où les morts de Verdun sont invoqués pour faire briller les néons. Et d’ajouter, en conclusion, une phrase qui résume toute l’ignominie : « Ah ! les salauds. »
L’article fait mouche. En une seule page, Dahl pulvérise l’hypocrisie d’une France qui se veut patriote à coups de projecteurs. Son style, à la fois imagé et brutal, anticipe sur la colère que d’autres, dix ans plus tard, exprimeront face à la récupération des morts de 14. Il ridiculise l’idée même d’une guerre « fraîche et lumineuse » — expression qu’il retourne en gifle contre les publicitaires et les politiques qui s’en repaissent. On sent, dans son indignation, la fatigue d’une génération que la République honore en surface et trahit dans les faits.
Car pendant que les lampions brillent, la misère gagne. Les anciens combattants crèvent, les ouvriers se serrent la ceinture, et les prix flambent. « C’est joli et patriotique », ironise Dahl en évoquant le moulin qui brûle et le pain à quarante-cinq sous. Dans sa bouche, la phrase sonne comme une menace : quand la propagande éclaire la nuit, c’est qu’on prépare déjà la prochaine guerre. Et, huit ans plus tard, il aura eu raison.





