N° 824 du Canard Enchaîné – 13 Avril 1932
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On va enfin reconstruire la Bastille… et la remplir aussitôt
Avril 1932. Tandis que le gouvernement Tardieu rêve d’embellir Paris, André Dahl imagine dans Le Canard enchaîné un chantier plus urgent : reconstruire la Bastille — et la remplir aussitôt. Dans un texte d’une ironie meurtrière, il fustige la répression, les saisies de journaux et l’hypocrisie des puissants. Lettres de cachet, censure, police zélée : la République a retrouvé les réflexes de la monarchie. Et cette fois, la Bastille ne sera pas prise, mais rebâtie.
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13 avril 1932 : André Dahl veut reconstruire la Bastille — pour y enfermer la République
Dans Le Canard enchaîné du 13 avril 1932, André Dahl signe une charge magistrale et d’une ironie rageuse. Sous un titre en forme de fausse bonne nouvelle — « On va enfin reconstruire la Bastille… et la remplir aussitôt » — il détourne le « plan d’embellissement de Paris » annoncé par le gouvernement pour dénoncer la dérive autoritaire et le pourrissement moral d’une Troisième République qui, dit-il, a cessé de croire à ses propres principes.
Le prétexte est habile : la Ville de Paris, en 1932, rêve de grands travaux à l’image des percées haussmanniennes. À l’Ouest, on parle de prolonger les avenues vers Saint-Germain-en-Laye ; à l’Est, rien n’est encore défini. Dahl imagine donc, non sans jubilation, qu’on va reconstruire la Bastille — le monument même de l’arbitraire monarchique — et qu’on ne manquera pas de la remplir aussitôt de journalistes, d’opposants et d’esprits libres. L’allusion saute aux yeux : la liberté de la presse vient d’être malmenée par une série d’affaires, notamment la saisie du Journal des Forces et plusieurs perquisitions arbitraires menées contre des rédactions. L’affaire Habrias, citée par Dahl, a démontré que préfets, juges et ministres pouvaient désormais frapper sans mandat, « comme jadis avec une simple lettre de cachet ».
L’humour noir du Canard atteint ici une précision chirurgicale. « Dans la Bastille reconstruite, on entrera comme jadis avec une simple lettre de cachet et un masque de fer, si on gueule trop fort. » Tout le papier repose sur cette idée : la République, lasse de ses formes légales, se remet à l’heure de l’Ancien Régime. On enfermera les gêneurs sans procès, et « on évitera le spectacle gênant » d’un préfet ou d’un magistrat bafouant le droit en public. Le tout dans un style d’une ironie redoutable : Dahl feint d’applaudir à cette efficacité retrouvée. « On va enfin gagner du temps », se réjouit-il, imaginant des juges au chômage et des ministres qui n’auront plus à s’embarrasser de débats.
Mais très vite, la satire prend des allures de pamphlet. Le journaliste déroule son projet d’architecture politique : la Bastille nouvelle sera « reconstruite sur les plans originaux du cardinal de Richelieu », avec fossés, pont-levis et machicoulis. Les prisonniers y seront « bien nourris » et le gouverneur pourrait être « quelque député non réélu, par exemple M. Dumensil, qui ne s’envole pas facilement ». La métaphore est limpide : le régime parlementaire, miné par la corruption et l’impuissance, produit des gouvernants interchangeables, bons à enfermer ou à recycler dans les postes honorifiques.
L’ironie devient plus acide encore lorsque Dahl dresse la liste de ceux qui mériteraient une cellule : les préfets qui confisquent les journaux, les banquiers qui ruinent les épargnants, les ministres qui mentent sur les faillites du Crédit National ou du Crédit Lyonnais. « A la Bastille ! », répète-t-il comme un refrain. Ce cri de guerre, détourné en cri de justice, martèle tout le texte. Dahl vise nommément Doumer, Tardieu, Herriot, Flandin, Georges Mandel — figures du pouvoir ou de ses excès. Même les journalistes courtisans et les financiers s’y voient réserver une place : « Vous, Monsieur, qui trouvez drôle que les milliards prêtés aux PTT soient remboursables à la première demande — à la Bastille ! » Le Canard règle ici ses comptes avec une élite politique et économique qui a transformé la République en caricature de monarchie administrative.
Le contexte rend le texte explosif. Depuis l’automne 1931, le pays s’enfonce dans la crise mondiale. Le chômage et les faillites se multiplient. Le gouvernement Tardieu s’arc-boute sur la répression, tandis que le préfet Chiappe fait de Paris une forteresse policière. Les journaux de gauche subissent saisies et pressions. L’affaire Habrias, où un commissaire a arrêté un journaliste sans mandat, symbolise ce climat délétère. Dahl, lui, prend le contre-pied du fatalisme ambiant : il répond par le sarcasme, par une Bastille imaginaire où il enferme tous les complices de la dérive.
La chute du papier est d’une lucidité cruelle. « Ainsi va la douce République qu’on nous fait, où meurent la plupart des idées auxquelles nous avions cru. » La Déclaration des droits de l’homme, la liberté de la presse, la franchise du débat public : tout cela n’est plus que décor. Louis XVI a disparu, mais « André, roi des Resquilleurs », l’a remplacé — entendez André Tardieu, l’homme fort d’un régime aux airs de monarchie technocratique. Dahl, lui, prophétise la suite : les prisons pleines, la presse muselée, et les promeneurs du dimanche visitant la Bastille neuve comme on va voir les ruines d’une liberté perdue.
C’est du grand Canard : un rire corrosif, une indignation sans pathos, et un goût du symbole qui fait mouche. Sous la farce d’urbanisme, Dahl dresse le constat accablant d’une République qui rebâtit ses propres geôles.





