N° 835 du Canard Enchaîné – 29 Juin 1932
N° 835 du Canard Enchaîné – 29 Juin 1932
59,00 €
En stock
Quand la loi – sur la capacité civile de la femme mariée – sera votée
29 juin 1932 : Roger Salardenne publie dans Le Canard enchaîné un « Carnet d’une femme émancipée » moqueur et grinçant. Sous couvert d’humour, il traduit la peur masculine d’une égalité encore à naître. En 1932, la “femme libre” amuse, mais inquiète — et la satire du Canard révèle mieux que tout autre la résistance sourde d’une société encore corsetée par le Code Napoléon.
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
29 juin 1932 : Roger Salardenne s’amuse de “l’émancipation” féminine — un humour révélateur d’une République qui n’en a pas fini avec le patriarcat
Dans le Canard enchaîné du 29 juin 1932, Roger Salardenne signe un billet intitulé « Carnet d’une femme émancipée », sous la rubrique « Quand la loi sera votée ». Il s’agit d’une satire en forme de faux journal intime, censé raconter les premières journées d’une Française nouvellement affranchie de la tutelle maritale. Derrière la légèreté apparente du ton se cache un portrait cruel — mais révélateur — de la mentalité masculine dominante à la veille des grandes conquêtes féministes.
Pour comprendre la portée du texte, il faut le replacer dans son contexte. En 1932, les femmes françaises n’ont toujours pas le droit de vote — contrairement à leurs voisines britanniques, allemandes ou polonaises —, et leur statut civil reste défini par le Code Napoléon, qui fait d’elles des « mineures perpétuelles ». La loi Renoult, évoquée à plusieurs reprises dans le texte, est alors en discussion : elle vise à supprimer l’obéissance légale de la femme à son mari et à accorder à l’épouse mariée la libre disposition de ses biens et de son travail. Cette réforme, timidement soutenue par les radicaux et par une partie de la presse progressiste, suscite pourtant sarcasmes et résistances dans une société où le modèle patriarcal reste la norme. Il faudra attendre la loi du pour que la mention selon laquelle « la femme doit obéissance à son mari » soit supprimée du Code civil.
Salardenne, plume habile du Canard (et ancien collaborateur de Gringoire), s’empare du sujet à la manière d’un chroniqueur boulevardier. Il imagine une femme fraîchement « émancipée » qui raconte son quotidien conjugal, enchaînant des scènes de ménage absurdes : « Mon mari voudrait que je sois dactylo… Dactylo ? Non, mais est-ce un métier pour une femme émancipée ? » Le ton est faussement ingénu. Derrière la parodie du discours féministe se cache le rire un peu gras du mâle inquiet : l’indépendance féminine est moquée comme une lubie risible, un caprice sans lendemain.
La narratrice hésite entre devenir « commissaire-priseur » ou « garde municipal », se chamaille avec son mari à propos des vacances, revendique le droit de « corriger son époux », et conclut en laissant brûler le rôti — un détail domestique qui ramène la “femme libérée” à sa place symbolique : la cuisine. Le dernier trait, d’une ironie acide, résume tout : « Furieux, il est sorti précipitamment. Pourvu, mon Dieu, qu’il ne soit pas allé tordre le cou à M. René Renoult… » Autrement dit : gare à celui qui prétend faire voter une loi contre la domination masculine !
Le texte joue sur un malentendu que le Canard cultive alors volontiers : l’humour de faux progrès. En surface, Salardenne semble célébrer une victoire féminine, mais tout, dans la mise en scène, renvoie à une caricature. L’« émancipée » devient ridicule parce qu’elle prend au pied de la lettre les promesses de la loi. Le mari, lui, incarne la raison et la mesure. L’article, en somme, rit de l’égalité avant même qu’elle n’existe. Et c’est précisément là qu’il devient précieux pour l’historien : il révèle à quel point, au début des années 1930, l’idée d’émancipation féminine reste perçue comme une menace sociale — bonne à désamorcer par le rire.
Cette tonalité n’est pas propre à Salardenne. Dans la presse de l’époque, les débats sur les droits des femmes sont souvent traités sur le mode du trait d’esprit : une manière commode de désamorcer les enjeux politiques réels. Les militantes comme Cécile Brunschvicg, Louise Weiss ou Maria Vérone multiplient alors les campagnes pour le suffrage féminin, mais les journaux satiriques et parlementaires les renvoient à des clichés de “bas bleus” ou de “marâtres à lorgnon”. Même dans la gauche radicale, on invoque la « nature féminine » ou le « devoir de maternité » pour repousser toute réforme véritable.
Salardenne, par sa verve et son ironie, traduit cette ambivalence. Ce n’est pas un réactionnaire pur et dur — il écrit dans un journal républicain et anticlérical —, mais il reflète la misogynie ordinaire d’une époque où l’égalité de sexe est un sujet de plaisanterie. En imaginant cette femme “libérée” qui finit par se disputer avec sa bonne « émancipée tout autant qu’elle », il montre la peur d’un renversement social généralisé : l’autorité masculine vacillerait, et tout le monde, du mari au patron, perdrait la main.
Le Canard, comme souvent, détourne l’actualité en farce, mais cette farce éclaire une transition historique. En 1932, les femmes commencent à accéder aux métiers de bureau, à l’enseignement, au journalisme. L’émancipation n’est plus une fiction, même si la loi tarde à la reconnaître. Ce « Carnet d’une femme émancipée » sonne alors comme le rire d’un monde ancien qui ne sait pas encore qu’il est condamné.





