N° 885 du Canard Enchaîné – 14 Juin 1933
N° 885 du Canard Enchaîné – 14 Juin 1933
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Marchands de canons
Le 14 juin 1933, Pierre Châtelain-Tailhade publie dans Le Canard enchaîné une bombe intitulée « Marchands de canons ». Il y dénonce les géants de l’acier — Krupp, Schneider, Zaharoff, de Wendel — qui “tiennent tout un monde en esclavage”. Révélations sur les livraisons françaises à l’Allemagne, complicité du Creusot, silence de la presse : tout y est. Sous couvert d’humour, Le Canard accuse les industriels d’armer Hitler tout en prêchant la paix. En 1933, il nomme déjà l’ennemi : la guerre se prépare dans les conseils d’administration.
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Les “Marchands de canons” de 1933 : le Canard démasque la guerre industrielle
Le 14 juin 1933, Le Canard enchaîné publie sous la plume de Pierre Châtelain-Tailhade un article d’une virulence rare, intitulé « Marchands de canons ».
Ce texte, plus qu’un simple compte rendu, est une charge méthodique contre le cœur du système capitaliste international — celui des trafiquants d’armes, des industriels de l’acier et de l’explosif, et des politiciens complices.
Nous sommes en 1933 : à peine quatre mois après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les grandes puissances européennes oscillent entre peur et cynisme. Tandis que les conférences de désarmement de Genève s’enlisent, l’industrie de guerre, elle, prospère déjà à plein régime.
Les dieux de la forge
Dès la première phrase, Châtelain-Tailhade place le ton :
« Il n’y a plus un Jupiter tonnant. Il y en a dix, vingt, cinquante peut-être, qu’on appelle Krupp, Schneider, Zaharoff, et François de Wendel. »
Le “tonnant Jupiter” — symbole de la guerre antique — a été remplacé par des dieux d’acier, anonymes et multipliés. Ces nouveaux Olympiens tiennent le monde “en esclavage”, écrase-t-il.
L’auteur évoque, d’un souffle, toute la géographie de la mort industrielle : de Bethlehem Steel aux États-Unis à Vickers en Grande-Bretagne, de Mitsui au Japon à Škoda en Tchécoslovaquie. La guerre est désormais mondiale parce que ses fabricants le sont.
Cette vision, terriblement moderne, fait écho au cri antimilitariste que Le Canard porte depuis 1916. Mais ici, la satire devient réquisitoire. Châtelain-Tailhade ne dénonce plus seulement les politiciens bellicistes — il dévoile les intérêts économiques qui les manipulent.
“Des sociétés qui s’occupent d’industrie de guerre...”
Le prétexte de l’article est la parution d’un ouvrage anonyme intitulé Marchands de canons. Son auteur — resté inconnu, probablement par prudence — y exposait les liens entre les grands groupes métallurgiques et les diplomaties nationales.
Châtelain-Tailhade en cite un passage saisissant, issu d’un rapport de 1921 sur la réduction des armements :
« Des sociétés qui s’occupent d’industrie de guerre ont contribué à augmenter les menaces de guerres et à persuader à leurs pays respectifs d’adopter une politique belliqueuse... »
Ce texte, presque mot pour mot, reprend les conclusions de la Commission mixte de Genève : les industriels de l’armement entretiennent les tensions pour garantir leurs marchés.
Là où la presse bourgeoise tait ces complicités, Le Canard les publie noir sur blanc — et ose poser la question au lecteur :
« As-tu jamais lu ça dans ton journal ? »
Le ton familier, faussement badin, dissimule une indignation brûlante. Il ne s’agit plus de rire, mais de réveiller.
Les canons du Creusot pour Berlin
Puis vient le scandale, celui qui devait glacer son lectorat :
« Il y a quelques mois, Le Creusot expédiait à l’Allemagne, par la Hollande, pour masquer l’opération, cinq cents beaux petits tanks tout neufs. »
L’information paraît incroyable, et pourtant elle est vraie. En 1933, les usines Schneider du Creusot livrent effectivement du matériel à des firmes allemandes via des intermédiaires hollandais ou suisses, en dépit des clauses du traité de Versailles.
L’Allemagne, théoriquement désarmée, reconstitue son potentiel militaire avec la complicité active d’industriels français, britanniques et tchèques.
Châtelain-Tailhade écrit :
« On croit rêver… Mais oui, il y a quelques mois, nos représentants à Genève dénonçaient les armements allemands, nos industriels travaillaient à les accroître. »
Le paradoxe est d’autant plus violent que la France, au même moment, multiplie les circulaires contre les “objecteurs de conscience”. Le Canard en tire une conclusion d’une ironie cinglante : il faudrait plutôt interdire les fabricants de canons que ceux qui refusent d’en tirer.
Hitler, Göring et le Creusot
Le dernier paragraphe pousse l’accusation au-delà du vraisemblable — ou plutôt, dans l’impensable de l’époque :
« Peu de gens ignoreront encore que Hitler et le national-socialisme allemand ont été commandités, par la fabrique d’armements Škoda, laquelle est contrôlée par Schneider, du Creusot, et le Comité des Forges. »
Autrement dit, Le Canard suggère que la montée du nazisme doit aussi quelque chose à la finance industrielle française. Le nom de Schneider, symbole du capitalisme de guerre, revient comme un leitmotiv.
Dans un pays où l’anticapitalisme reste suspect, l’accusation est explosive.
À la suite de cette révélation, l’auteur s’adresse directement à ses lecteurs, en les exhortant à se procurer le livre incriminé et à l’envoyer au ministre de l’Intérieur, Camille Chautemps, pour qu’il “dispose d’une documentation sérieuse” — ironie cinglante à l’encontre d’un gouvernement qui préfère interdire les pacifistes que surveiller les marchands d’armes.
Une leçon d’hypocrisie française
En 1933, la France vit dans la contradiction : puissance victorieuse hantée par la guerre, elle parle de désarmement tout en subventionnant les forges et l’artillerie.
Les industriels — Schneider, Wendel, de Lubersac, le Comité des Forges — se présentent en “patriotes” tout en vendant la poudre aux futurs ennemis.
Châtelain-Tailhade, en journaliste lucide, démasque cette schizophrénie nationale : la République se dit pacifique, mais elle se nourrit de la peur de la guerre.
Cet article du 14 juin 1933, par sa verve et sa précision, annonce le grand scandale des Marchands de canons qui éclatera dix ans plus tard, au moment du procès du Comité des Forges.
Le Canard, fidèle à son rôle de vigie, y aura vu clair bien avant tout le monde.





