N° 2972 du Canard Enchaîné – 12 Octobre 1977
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Les conteurs bleus
En 1977, on découvre un sport national: convaincre les Français de se chauffer à l’électricité, puis les traiter de “bouffeurs de kilowatts” quand ils obéissent. Bernard Thomas démonte la comédie du “compteur bleu”, des heures creuses soudain diabolisées, et du gouvernement qui prêche l’économie après avoir vendu l’orgie. En toile de fond: la ruée vers le nucléaire, Superphénix en icône, La Hague qui craque, et les écolos transformés en ennemis publics. Et si la vraie modernité, c’était les petites énergies locales?
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Compteur bleu, nuit noire
La grande spécialité française, ce n’est pas le soufflé, c’est le retournement. Pendant des années, on a fait pleuvoir des milliards de pub et de discours pour nous apprendre à « bien » nous chauffer, c’est-à-dire à l’électricité. On a obéi, dociles, contents, presque patriotes du radiateur. On a signé, on a posé, on a branché, on a installé le fameux compteur bleu, ce petit guichet qui promettait le nirvana domestique: “pomper le jus pendant les heures creuses, ça coûte moins cher”. Le rêve bleu, version EDF.
Et puis, soudain, cette semaine-là, les mêmes qui nous vendaient le paradis au kilowatt se découvrent une vocation de confesseurs. Arrive Monory, ministre en tête, et la soutane se transforme en blouse d’expert: nous serions donc des “bouffeurs de kilowatts”, des “gloutons à 220 volts”, des goinfres alternatifs. Le chauffage électrique: la furie. Le tarif dégressif: l’incitation au vice. Les heures creuses: le trou noir où s’engloutit la France. Verdict: condamné, le compteur bleu; finies les heures creuses, et le plus tôt sera le mieux. Traduction pour les foyers: “merci d’avoir cru à notre catéchisme, maintenant, confessez-vous.”
L’amour vache du kilowatt
Ce que Bernard Thomas épingle, c’est la mécanique classique: on fabrique une habitude, puis on moralise l’habitude. On vous incite à rouler vite, puis on vous gronde parce que vous avez pris de la vitesse. Et, au passage, on vous explique que la punition, c’est pour votre bien. La caricature de Vazquez de Sola résume l’élégance du procédé: “La sollicitude de Giscard vous chauffe le cœur”… pendant qu’on vous refroidit le portefeuille.
Il y a dans cette volte-face quelque chose de profondément administratif: ce n’est jamais “on s’est trompés”, c’est “vous avez mal compris”. On ne change pas de doctrine, on change de coupable. Et quand l’État se met à parler comme un parent vexé (“si nous n’étions pas prévoyants, vous nous le reprocheriez en 1980”), on comprend que la prévoyance, ici, sert surtout à éviter qu’on reproche… la facture.
La grande religion du centralisme énergétique
Thomas ne s’arrête pas au compteur: il remonte le fil jusqu’à la prise murale de la pensée officielle. Les “véritables criminels”, à en croire les “sages”, seraient ceux qui rechignent devant la solution cuisinée en notre nom: la ruée vers le nucléaire. Les écolos deviennent des “démagogues”, des “bonimenteurs”, des gens qui “prétendent” qu’on va transformer le pays en poubelle. Et tout ce qui retarde la course à l’atome trahirait les “véritables intérêts du peuple”. La formule est belle: elle transforme un choix industriel en devoir civique, et toute objection en délinquance.
Au milieu de cette liturgie, Superphénix apparaît comme la chandelle géante: “voilà le salut”. Quand ça tombe en panne, tant pis: “nos augures auront prévu de réparer”. Et quand on ne sait pas traiter ni stocker les déchets, quand La Hague craque, là encore, on vous berce: “dormons tranquilles”. On dirait une berceuse chantée par un bulldozer.
Petits barrages, grosses vérités
Le plus savoureux, c’est le contrechamp alsacien que Thomas glisse comme une épingle dans la carte d’état-major: Lapoutroie, Orbey, au pied des Vosges. Un ancien d’EDF, adjoint au maire, recense les sources locales d’énergie qu’on utilisait naguère, avant d’être “abandonnées” et même “pénalisées” à coups de contrats draconiens. Pourquoi? Parce qu’à l’époque, le fuel ne coûtait pas cher… et surtout parce que l’idée que des particuliers puissent “échapper au contrôle” a toujours déclenché des boutons chez les bureaux.
Résultat: avec quelques petits barrages faciles à remettre en marche sur la Béhingue et la Weiss, on sortirait 3 millions de kWh par an, l’équivalent de près de 900 tonnes de fuel lourd. De quoi alimenter des usines, des scieries, des hôtels, des garages. Bref: de quoi faire vivre un coin de pays, sans attendre qu’un monstre à mégawatts daigne éternuer dans votre direction.
Et là, le texte devient une gifle polie: il y a du vent en Bretagne, du soleil, de la chaleur à capter sous terre; des milliers de “petites sources” possibles, si on aidait l’imagination au lieu de l’étrangler. Mais non: nos “prévoyants zozos” préfèrent fabriquer cent monstres “faciles à surveiller” plutôt que laisser proliférer des “petits germes” d’autonomie. La politique énergétique, vue d’en haut, ressemble à une passion pour les gros boutons rouges.
Prévoir les retombées
Au fond, le “compteur bleu” n’est qu’un symptôme: on a voulu organiser la vie des gens comme une courbe de charge. Puis on découvre que la vie ne se laisse pas ranger dans des cases “heures pleines/heures creuses” sans finir par grincer. Alors on change le discours, pas la méthode: on continue d’ordonner, mais avec un ton plus sévère.
Thomas, lui, propose l’inverse: moins de grandes messes, plus de bon sens local. Et si l’on doit absolument “prévoir”, qu’on commence par prévoir les retombées, celles qui ne sont pas sur les graphiques: la dépendance, les déchets, les hypocrisies, et cette manie de traiter le citoyen comme un interrupteur.





