N° 2974 du Canard Enchaîné – 26 Octobre 1977
N° 2974 du Canard Enchaîné – 26 Octobre 1977
19,00 €
En stock
Automne allemand, hiver des libertés
Octobre 1977: l’“automne allemand” secoue l’Europe, et la peur sert de colle à toutes les idées simplistes. En une, Bernard Thomas décrit une société qui, faute de mettre un flic derrière chaque terroriste, finit par fabriquer un flic dans chaque citoyen. Gabriel Macé, lui, démonte la volière des “corbeaux” qui hurlent à la “sympathie” et recyclent la dénonciation en vertu. Entre fiches, procès d’intention et mémoire sélective, Le Canard rappelle que la démocratie peut mourir… d’excès de zèle.
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
Automne allemand, hiver des libertés
26 octobre 1977. L’Europe a encore l’odeur de poudre du « German Autumn » dans le nez: enlèvement et assassinat de Hanns-Martin Schleyer, détournement d’un avion de la Lufthansa, assauts, ultimatums, puis la nouvelle qui tombe de Stammheim. Dans ce climat, le moindre journal se découvre une vocation de sismographe moral: ça tremble, donc ça dénonce. Et plus ça dénonce, plus ça tremble.
En une, Bernard Thomas regarde l’Allemagne comme un miroir grossissant… et Gabriel Macé regarde la France comme une volière. Résultat: une même question, posée avec deux plumes différentes. Comment une démocratie se met-elle à parler comme une caserne, sans même s’en rendre compte?
« Nous sommes tous des flics allemands! » ou la démocratie en uniforme
Thomas prend l’époque au mot et la pousse jusqu’au ridicule. Puisque la peur est devenue un programme, la société entière se transforme en commissariat participatif: chaque citoyen recruté comme auxiliaire, chaque voisin promu guetteur, et la délation élevée au rang de sport national. L’idée est simple comme un slogan de campagne: si l’État n’arrive pas à mettre « un flic derrière chaque Allemand », il suffit de faire de chaque Allemand un flic. Et hop, le tour est joué, la liberté circule… sous escorte.
Dans cette logique, tout devient “normal”: les blindés au coin des rues, les cages de verre pour protéger les puissants, les contrôles à répétition, l’écoute comme bruit de fond, et même la fierté technologique de la prison moderne. Sauf que la farce a un gag qui résiste: malgré l’arsenal, malgré la forteresse, on trouve encore de l’explosif dans une cellule. Le texte se régale de cette contradiction: plus on verrouille, plus on découvre qu’on avait oublié la clé de la réalité.
Le Canard, lui, ne joue pas l’innocent. Thomas n’excuse pas la violence, il la replace dans une mécanique: la société se crispe, l’appareil répressif enfle, et la surenchère sécuritaire fabrique un nouveau carburant pour les extrêmes. La peur, dans ce portrait, n’est pas une émotion. C’est un budget.
Ponia, la « complicité » par… suppression de fichiers
Le petit billet “Effarant” joue l’indignation comme une trompette de foire: Michel Poniatowski serait “complice” parce qu’il a supprimé des fichiers “MR” (mouvements révolutionnaires), par “souci de libéralisme”. On reconnaît là une acrobatie classique: transformer une décision contestable en crime, et la prudence juridique en trahison.
Le raisonnement est d’autant plus savoureux qu’il se mord la queue: on réclame d’agir « dans le respect des droits des gens », tout en proposant, dans la foulée, d’arrêter un homme pour ses opinions et de l’extrader comme on renvoie un colis. Le Canard n’a même pas besoin d’ajouter une blague: il suffit de laisser la logique parler, elle se caricature toute seule.
En creux, l’enjeu est très français: le fantasme du grand fichier, du tiroir magique où l’on range les “bons” et les “mauvais”. La sécurité comme papeterie. Et la liberté comme faute de classement.
Les corbeaux sortent de l’encrier
Avec Gabriel Macé, on passe du commissariat à la volière. Les “corbeaux”, ce sont ces donneurs de leçons pressés, nostalgiques des chasses aux sorcières, qui dégainent l’accusation de “sympathie” comme d’autres brandissent une matraque. Macé renvoie à certains titres (et à certains patrons) leur grande spécialité: fabriquer du suspect en série, puis s’étonner que la société devienne soupçonneuse.
Le cœur de sa riposte est un vieux ressort canardier: rappeler la mémoire quand les moralistes font semblant de naître hier. Ceux qui s’offusquent aujourd’hui des “sympathisants” ont parfois eu, autrefois, des indulgences beaucoup plus sales. Macé pique là où ça fait mal: la posture de “défense de la démocratie” est commode quand on a le passé sélectif.
Et puis il y a la petite cuisine de la citation tronquée: on découpe une phrase de Thomas, on la fait passer pour apologie, on obtient une indignation prête-à-servir. Le procédé est ancien, mais en 1977 il retrouve une jeunesse: le terrorisme fournit un alibi en or pour recycler la dénonciation en vertu.
Le Canard au milieu: ne pas devenir fou avec les fous
Ce que cette une met en scène, c’est une bataille pour le vocabulaire. D’un côté, la peur veut des mots courts: “répression”, “réseau”, “complice”, “nettoyer”. De l’autre, le Canard insiste pour parler long: contexte, droits, conséquences, mémoire. Ce n’est pas de la tendresse. C’est de l’hygiène politique.
La satire, ici, sert de test de solidité démocratique. Quand l’époque réclame des listes, des fichiers, des extraditions morales, le journal répond: attention, vous confondez la justice avec l’instinct, et la liberté avec un luxe qu’on remiserait au grenier “le temps que ça se calme”. Or l’Histoire montre une chose: ça ne se calme jamais tout seul, une machine à suspects. Ça cherche toujours du carburant neuf.
Le message final, sous la blague des “flics allemands” et sous les plumes des “corbeaux”, tient en une phrase: si la démocratie se défend en s’imitant elle-même en pire, elle finit par gagner une guerre… contre ses propres principes. Et là, même les vainqueurs ont l’air de prisonniers.





