N° 320 du Canard Enchaîné – 16 Août 1922
N° 320 du Canard Enchaîné – 16 Août 1922
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Cette semaine a été un triomphe pour Napoléon-Le-Trocquer
Le 16 août 1922, Le Canard enchaîné consacre sa une au ministre des Travaux publics, Yves Le Trocquer, surnommé ironiquement « Napoléon-Le-Trocquer ». Sous la plume de Victor Snell, le ministre est présenté comme un général en campagne, multipliant les « victoires » bureaucratiques au gré de ses inaugurations et de ses discours. Mais derrière l’humour, le Canard dénonce l’inflation de cérémonies officielles, l’autoritarisme bonhomme du ministre et le caractère répétitif d’une politique qui se contente de gérer l’après-guerre par l’illusion d’un volontarisme technique.
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L’article de Victor Snell s’inscrit dans une tradition bien rodée du Canard enchaîné : transformer un ministre en figure de comédie en l’affublant d’un sobriquet évocateur. Yves Le Trocquer, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, devenu ministre des Travaux publics en 1920, hérite ainsi du surnom de « Napoléon-Le-Trocquer ». Un sobriquet qui souligne à la fois sa raideur militaire et son goût prononcé pour l’ostentation lors de ses déplacements officiels.
Un ministre présenté comme un chef de guerre
Dans l’article, Snell décrit Le Trocquer comme un véritable stratège, avançant « avec la volonté de chemin de fer dans un gant de velours », entouré de ses collaborateurs présentés comme une « maison mortuaire ». Les inaugurations d’ouvrages publics et les discours techniques deviennent des batailles : après la victoire d’Échelles l’année précédente, voilà que Mielan est comparé à un nouvel Austerlitz. La rhétorique guerrière, volontairement décalée, vise à ridiculiser la solennité excessive des cérémonies républicaines.
Cette militarisation du langage administratif n’est pas anodine. En 1922, la France vit encore dans le sillage de la Première Guerre mondiale. Le vocabulaire militaire, omniprésent dans la presse et dans la politique, sert à légitimer les dirigeants, mais il devient une cible facile pour la satire. En présentant Le Trocquer comme un Napoléon de pacotille, le Canard tourne en dérision cette inflation verbale.
Une critique des routines politiques
Snell insiste sur le caractère répétitif des interventions du ministre : chaque catastrophe ferroviaire est l’occasion d’un nouveau discours sur « la prévention des accidents » et d’une mise en scène rassurante. Mais rien ne change véritablement. La politique des transports, essentielle dans un pays en reconstruction, se réduit à une succession de « triomphes » administratifs et à la perpétuation des mêmes problèmes.
Le Canard se moque également de l’attitude paternaliste de Le Trocquer. Décrit comme un homme « rond et décidé », il symbolise ce pouvoir technocratique qui s’impose sans discussion, au nom d’une compétence supposée indiscutable. Cette ironie vise plus largement le gouvernement Poincaré, dont les ministres apparaissent comme des gestionnaires rigides, plus enclins à inaugurer et discourir qu’à réformer en profondeur.
Une satire de l’après-guerre administratif
L’article témoigne aussi d’un phénomène plus large : la bureaucratisation de la vie publique dans la France des années 1920. Après la guerre, la modernisation des infrastructures (routes, chemins de fer, réseaux électriques) devient un enjeu majeur. Mais cette modernisation se fait sous le signe d’un État centralisateur, lourd, multipliant les cérémonies officielles. En ironisant sur « Napoléon-Le-Trocquer », Snell met en lumière l’écart entre les discours grandiloquents et l’ordinaire d’une population encore marquée par les difficultés économiques.
L’arme du ridicule
L’efficacité de l’article repose sur le registre du ridicule. En comparant Le Trocquer à Napoléon, Snell joue sur le contraste entre la figure du grand stratège et la banalité d’un ministre de la IIIe République, empêtré dans des inaugurations ferroviaires. Le ministre est transformé en caricature vivante, ses « triomphes » réduits à des inaugurations provinciales et ses « armées » à des commissions administratives.
Conclusion
Avec ce portrait ironique, Le Canard enchaîné continue en 1922 de mettre à nu la vacuité des discours politiques. Loin d’être un simple pamphlet contre Le Trocquer, l’article de Snell révèle le climat de la France de l’après-guerre : une société fatiguée de solennités officielles, méfiante vis-à-vis de ses élites et friande d’une satire qui sait renverser les symboles. En baptisant un ministre « Napoléon-Le-Trocquer », le Canard rappelle que les grandes victoires républicaines ne sont parfois que des batailles de mots.





