N° 398 du Canard Enchaîné – 13 Février 1924
N° 398 du Canard Enchaîné – 13 Février 1924
79,00 €
En stock
La corde sauvera le franc ! Ses prisons : M. Maurras à la Santé – Fauve qui peut ! M. Lion Daudet est en liberté dans les forêts du midi, par René Buzelin – La plus grande terreur règne parmi la population – Pour les petites bourses : Le wagon de 4e classe – Toujours nerveux : M Poincaré fait de nouvelles sorties – Le pétard prohibé – Une grave affaire d’espionnage : On vole de précieux documents concernant la défense nationale, si cela ne suffit pas on trouvera autre chose – Ressources spéciales par G. de la Fouchardière – Le salon des indépendants (version de 1924) –
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
Quand le Canard lâche la bête : Léon Daudet transformé en fauve politique
Une allégorie mordante de la France de 1924, entre bouffonnerie et terreur d’extrême droite
Sous le titre tonitruant « M. Lion Daudet est en liberté dans les forêts du Midi », René Buzelin livre, dans Le Canard enchaîné du 13 février 1924, l’un de ces morceaux de bravoure dont le journal a le secret : un pastiche de fait divers animalier, construit comme un feuilleton d’aventures, mais dont le “fauve” est bien humain. Derrière l’humour féroce, c’est toute une époque de tensions politiques, d’antisémitisme virulent et de dérapages nationalistes que le Canard met en scène, en s’attaquant à l’un des personnages les plus retentissants de la droite française : Léon Daudet.
L’article part d’un fait réel — ou plutôt d’un prétexte absurde : dans le Midi, une panthère se serait échappée d’un wagon de marchandises. Buzelin transforme aussitôt la nouvelle en fable politique. Le fauve en cavale n’est autre que “M. Lion Daudet”, le fils d’Alphonse, écrivain, polémiste monarchiste et figure de proue de l’Action française. En janvier 1924, Léon Daudet vient en effet de s’évader de la prison de la Santé, où il purgeait une peine pour diffamation après avoir accusé un fonctionnaire d’espionnage. Sa fuite spectaculaire, déguisée en enlèvement politique, avait enflammé la presse d’extrême droite et provoqué un immense scandale.
Le Canard saisit l’occasion pour déchaîner son imagination. Dès les premières lignes, la mécanique du burlesque est lancée : “La terreur règne dans le Midi”, “le fauve d’une espèce particulièrement dangereuse” rôde dans les collines, “les chasseurs de casquettes” battent la campagne sous la direction de Tartarin. Tarascon et ses habitants deviennent les figurants d’une chasse à l’homme improbable, où le ridicule le dispute à la satire sociale. En croisant la mythologie provençale de Daudet père (Tartarin de Tarascon) avec les frasques du fils, Buzelin livre un double pastiche : celui du roman d’aventures et celui du journalisme sensationnaliste.
Mais derrière la farce, l’attaque politique est limpide. En animalisant Léon Daudet, en le présentant comme un prédateur tapi “dans les bois”, Buzelin ridiculise sa posture de victime héroïque. Le “lion” de l’Action française devient un dangereux pantin, un fauve “à l’extrême droite”. Le jeu de mots final, “le fauve est toujours tapi dans le bois, mais probablement à l’extrême droite”, clôt le texte sur un éclat de rire acide : la “bête immonde”, déjà, n’est pas bien loin.
L’efficacité du texte tient à son double registre : le comique populaire et l’ironie politique. La langue de Buzelin mime celle des dépêches régionales — “les gendarmes et les habitants de Cuers-Pierrefeu furent assez heureux pour l’abattre à coups de fusil” — tout en glissant des clins d’œil politiques : “on tenta de l’amadouer par le truchement de quelques vieilles douairières du pays, destinées à servir d’entremetteuses”. Cette image grotesque des partisans de Daudet, bourgeois frileux et monarchistes cacochymes, suffit à résumer tout un camp politique.
Dans le contexte de 1924, à la veille des élections législatives qui verront la victoire du Cartel des gauches, ce texte prend une dimension symbolique : il dégonfle la menace factieuse, transformant la peur en rire. Là où la droite nationaliste voudrait se faire craindre, Le Canard choisit de la tourner en ridicule. La fuite du tribun devient une farce méridionale, un épisode de “Tartarin contre le Lion”, où la République finit par s’amuser de ceux qui prétendaient la renverser.
Sous ses airs de canular zoologique, cet article témoigne d’une métamorphose du rire politique : Buzelin et le Canard ne se contentent plus de commenter, ils mettent en scène la folie du temps. En février 1924, entre un Léon Daudet fugitif et un Poincaré nerveux, la France tout entière semble au bord de la crise… et c’est précisément cette tension que le Canard dissout dans le rire, transformant la panique en parodie.





