À l’été 1929, le surréalisme est devenu une véritable institution intellectuelle. Dix ans après son émergence, le mouvement d’André Breton domine les cercles artistiques et littéraires de Paris : il a ses manifestes, ses excommunications, ses querelles et ses fidèles. En rééditant son Manifeste du surréalisme, augmenté de la Lettre aux voyantes et du Poisson soluble, Breton réaffirme sa position d’oracle — ce qui ne pouvait échapper au Canard enchaîné, peu enclin à se prosterner devant les dogmes, fussent-ils poétiques.
Jules Rivet, franc-tireur littéraire
Dans sa chronique « Plumes au vent », Jules Rivet — plume régulière du Canard et critique à la fois cultivé et goguenard — s’empare du sujet à sa manière : il ne se contente pas de commenter, il dialogue avec Breton, en un ton mi-sérieux, mi-badin. Rivet raconte avoir reçu le Manifeste de la part de l’éditeur, se souvenant qu’André Breton l’avait jadis insulté après un article publié dans L’Humanité sur la mémoire des poilus.
“Monsieur, je vous tiens pour un contre-révolutionnaire et pour un c…”
Le Canard, évidemment, ne pouvait rêver meilleure entrée en matière.
Rivet, sans rancune, répond par le rire. Il feint de chercher à comprendre pourquoi Breton le jugeait indigne, avant de conclure :
“Le surréalisme doit s’accepter sans explication. C’est une dictature.”
Et d’ajouter, dans une envolée volontairement absurde :
“Je suis un contre-révolutionnaire et un c…, un jet d’eau, un poêle étoile, une pomme d’arrosoir…”
Cette cascade d’images loufoques est une parodie du style automatique cher à Breton — mais une parodie bienveillante. Rivet imite le surréalisme pour mieux en révéler la mécanique : un système qui se veut affranchi de la raison, mais finit, lui aussi, par imposer ses codes et ses exclusions.
Quand le Canard se frotte à l’avant-garde
Dans les années 1920, Le Canard enchaîné n’ignore pas les débats artistiques. Il observe d’un œil amusé les avant-gardes parisiennes — dadaïstes, surréalistes, futuristes — qu’il juge tour à tour fascinantes et risibles. En 1929, le mouvement de Breton traverse une phase de tension idéologique : rupture avec Aragon, adhésion de plusieurs membres au Parti communiste, publication de textes ésotériques qui brouillent la frontière entre art et révolution.
Rivet, en chroniqueur lucide, voit dans ce dogmatisme une religion de l’irrationnel. Son ironie vise moins l’imagination surréaliste que la rigidité de son maître. Il résume la contradiction dans une formule éclatante :
“Les surréalistes sont-ils assez contre-révolutionnaires et assez c… pour croire en Dieu ?”
Sous la plaisanterie perce une réflexion : le surréalisme, né contre toutes les orthodoxies, n’en devient-il pas une lui-même ? Breton, qui prône la libération absolue de l’esprit, impose en réalité une nouvelle discipline, celle du rêve obligatoire et du refus de toute contradiction.
Entre moquerie et hommage
Rivet, pourtant, ne rejette pas le talent de Breton. Il reconnaît, dans Poisson soluble, une “page de grande beauté”. Ce mélange de sarcasme et d’admiration est typique du Canard enchaîné : rire de tout, mais sans mépriser le génie.
La rubrique « Plumes au vent » illustre ainsi la position singulière du journal face à la culture : populaire mais lettré, frondeur mais informé. Dans un monde où les avant-gardes se prennent pour des prophètes, Rivet rappelle que la satire reste le plus sûr des antidotes à la prétention.
Un rire plus surréaliste que prévu
En fin de compte, Rivet rejoint malgré lui la démarche qu’il raille : son texte, plein d’associations d’idées et de détours absurdes, relève lui aussi d’un surréalisme involontaire. Le Canard s’amuse de Breton — mais en l’imitant, il prouve qu’il en a saisi la force comique et poétique.
Ce jour-là, le journal satirique a peut-être signé, sans le savoir, l’un de ses manifestes les plus libres : celui du rire contre tous les systèmes, même littéraires.
Quand Breton voyait des contre-révolutionnaires, Rivet voyait des pommes d’arrosoir : au fond, deux manières différentes de réinventer la réalité.