N° 2861 du Canard Enchaîné – 27 Août 1975
N° 2861 du Canard Enchaîné – 27 Août 1975
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Le Prince et le maquis
Entre proclamations martiales et ironie féroce, Le Canard chronique la flambée corse de l’été 1975. Jean Manan met en scène un théâtre d’uniformes et de bazookas, où l’État tremble face aux velléités autonomistes. Bernard Thomas, lui, pousse la satire jusqu’au bout : et si c’était la Corse qui concédait son autonomie à la France ? Ensemble, les deux articles transforment une crise régionale en farce politique, révélant un pouvoir central maladroit, une île insoumise et une comédie nationale où le tragique se dispute au burlesque.
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Le Prince et le maquis
Le théâtre d’ombres d’un État en uniforme
Jean Manan met en scène une République transformée en tréteaux, où la « sécurité » se joue au clairon. Bigeard, star en vareuse, parcourt l’île comme on fait campagne : bain de foule, cantique d’usage (« Salve Regina ») et petites phrases ciselées pour TF1. Sous le vernis martial, la situation est pourtant tout sauf réglée : l’embrasement autonomiste, nourri par les humiliations et la gestion policière, ne faiblit pas. La force du papier tient à cette ironie sèche qui dégonfle la baudruche virile : un pouvoir qui claironne la souveraineté se révèle incapable de produire autre chose que des rituels, des hommages et des postures.
Le procédé satirique repose sur des renversements rapides — rumeurs de « coup d’État », imaginaire de bazooka, soupçon de « plan » ourdi dans les ministères — qui soulignent la fabrique médiatico-politique de la crise. Manan n’excuse ni la violence des commandos ni les emballements sécuritaires ; il montre que les deux se nourrissent, comme des jumeaux malfaisants, d’une même logique d’orgueil. La Corse devient ainsi un laboratoire où s’observe, en accéléré, le vieux réflexe français : répondre à une revendication politique par la glorification de l’ordre. Le résultat, dit l’article en creux, c’est une paix de façade et une République qui se parle à elle-même en uniforme.
La Corse accorde son autonomie à la France
Quand la satire retourne la carte et dévoile le réel
Bernard Thomas pousse le curseur un cran plus loin : l’île, souveraine de sa propre comédie, « concéderait » son autonomie à la France. Cette inversion, faussement naïve, met la lumière sur le cœur du problème : depuis des années, l’État prétend « intégrer » en multipliant préfets musclés, coups de menton et bricolages juridiques, tandis que la société corse, traversée d’intérêts contradictoires (notables, exilés, pieds-noirs, jeunes en rupture), recompose ses rapports de force hors du cadre parisien. La pirouette narrative permet de reclasser chacun : Paris réduit à quémander, l’île en position d’arbitre, et la « nation » comme récit usé qu’on récite sans y croire.
Le papier fourmille de piques qui visent juste : clins d’œil à Paoli et à Napoléon pour rappeler que l’histoire corse n’est pas un appendice de la métropole ; portraits croqués de Poniatowski et Debré pour moquer la rhétorique viriliste ; et ce constat, cruel : l’Hexagone parle d’« indivisibilité » tout en bricolant des solutions ad hoc. Là encore, la satire n’est pas un simple gag : elle rend visible l’angle mort bureaucratique — on administre une crise au lieu de la penser. En filigrane, Thomas rappelle que la « décolonisation intérieure » française, jamais nommée ainsi, ressurgit périodiquement dans les périphéries (Bretagne, Pays basque, Antilles…).
En lisant les deux articles comme un diptyque, on voit se dessiner une thèse commune : la Corse n’est pas l’exception exotique qu’on décrit pour se rassurer, mais un révélateur des limites d’un jacobinisme sentimental. La réponse d’État, quand elle se résume à la virilité télévisée et à la procédure, fabrique de l’autonomie — au sens strict : les acteurs locaux n’attendent plus l’aval de Paris pour décider. Que le Canard choisisse la farce pour le dire n’ôte rien à la gravité du message : à force de confondre ordre et politique, on perd et l’un et l’autre.