N° 2965 du Canard Enchaîné – 24 Août 1977
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Et maintenant, les RG pour bébés !
Rentrée 1977: Bernard Thomas annonce la nouveauté du siècle, “les RG pour bébés”. Dès la maternelle, l’enfant devient un dossier “personnalisé”: tout y sera “gravé, figé”, mais interdit de lecture jusqu’à la majorité. Sous prétexte de psychologie et d’orientation, on fabrique des étiquettes, des destins, et une loterie d’experts. Le progrès? “Gagner du temps”, dit-on. Thomas répond: si la fiche sait déjà, autant fermer l’école. Et il lâche le mot qui fâche: totalitarisme, version formulaire. Sa solution: rendre la mémoire à l’humain… en perdant les fichiers.
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Des fiches, des fiches, encore des fiches… et des enfants au milieu
Bernard Thomas part d’une “merveille” annoncée par le Journal officiel à l’occasion de la rentrée: les enfants seraient désormais “fichés” dès la maternelle, pour leur bien, évidemment. Le progrès, dans sa version la plus française, c’est quand on rebaptise la surveillance en “pédagogie”, et l’oreille collée à la serrure en “suivi personnalisé”. Le texte a le rire jaune des grandes innovations administratives: on promet l’épanouissement, on livre un casier judiciaire en culottes courtes.
Derrière la blague (“les RG pour bébés”), il y a une vieille tentation nationale: transformer la complexité humaine en rubriques, la vie en cases, l’enfance en dossier. Dans la France de 1977, entre réformes scolaires, obsession de l’orientation et culte de l’expertise, la fiche devient une seconde peau. Et une peau qu’on ne choisit pas.
Haby ou la tendresse du tampon encreur
Thomas vise juste en pointant le “coup de génie” attribué à Haby: sur chaque dossier “personnalisé”, tout serait inscrit, “gravé, figé”. L’enfant n’a plus besoin de parler: son pedigree parle pour lui, à sa place, avant lui. La promesse officielle, c’est d’aider; la mécanique réelle, c’est d’étiqueter.
Le plus cocasse, si l’on ose, c’est le vocabulaire: “psychologie”, “éducation”, “médecine” convoquées comme des gentilles fées penchées sur le berceau… avec un formulaire en guise de baguette magique. Thomas déroule la logique jusqu’au grotesque: le gosse n’aurait même pas le droit de lire ce que les autres pensent de lui “pas avant sa majorité”. Autrement dit, on vous fabrique un portrait, on le met sous scellés, et vous devrez ensuite ressembler à la photo.
La loterie des experts et la morale du bulletin
Le texte s’amuse de ces catégories qui se donnent des airs de science: “composition de la famille”, “profession”, “capacité d’intégration”. On imagine déjà la pesée du “milieu” comme on pèse les pommes de terre: calibre social, défauts de naissance, potentiel de docilité. À ce jeu-là, la mauvaise note ne sanctionne plus seulement un contrôle raté: elle devient une preuve d’identité. Et l’identité, une condamnation avec sursis.
Le fichage comme religion d’État: après les grands, les petits
Thomas prononce le gros mot: “totalitarisme”. Non pas forcément le totalitarisme en uniforme, mais celui en blouse blanche et en langage feutré. La même volonté de “protéger la totalité de l’être humain”, dit-il, et l’on se retrouve à protéger surtout… le système contre l’être humain.
Dans les années 70, l’informatique commence à faire fantasmer les administrations: croiser, classer, anticiper, orienter. Le scandale n’est pas seulement la fiche papier, c’est l’imaginaire qu’elle prépare: la société lisible comme un tableau, gouvernable comme un fichier. Et l’école, laboratoire idéal, puisqu’on y a des sujets captifs, obligatoires, et qu’on peut appeler ça “service public”.
Thomas pousse l’ironie jusqu’au bout: les fichiers, promis, ne seront pas “adoptés par les employeurs”… “c’est juré!” On entend déjà le serment fait au guichet, la main sur le tampon. Et il ajoute une pointe délicieuse: si les fichiers de Justice sont “à part”, ceux de Sécurité sociale aussi, ceux de Sécurité militaire pareil… alors, à force de compartimenter, on finit avec un puzzle complet. Morcelé, donc innocent. Complet, donc inquiétant.
La vraie réforme: rendre la mémoire à l’humain
La chute est magnifique parce qu’elle inverse la morale technocratique. Les spécialistes rêvent de transparence absolue; Thomas répond que la mémoire humaine est d’abord une faculté d’oubli. Et que l’oubli est peut-être la première liberté. Sans oubli, pas de seconde chance, pas de mue, pas d’enfance qui se rattrape. Une fiche, elle, n’oublie pas: elle conserve, elle durcit, elle colle.
D’où son antidote, faussement léger et profondément politique: “prendre les fichiers, les oublier, les égarer, faire des trous avec des cigarettes”. Ce n’est pas seulement une plaisanterie de couloir: c’est une théorie de la respiration démocratique. À l’heure où l’État veut tout voir, l’acte de ne pas tout écrire devient un acte de santé publique.





