N° 101 du Canard Enchaîné – 5 Juin 1918
N° 101 du Canard Enchaîné – 5 Juin 1918
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Lucien Laforge, « Restrictions »
En juin 1918, Lucien Laforge s’attaque à un sujet sensible : les restrictions imposées à la consommation d’alcool. Dans son dessin « Restrictions », les bouteilles se vident, les verres rapetissent, et les visages s’allongent. Le trait, d’une simplicité cruelle, traduit l’injustice ressentie par le peuple : après avoir supporté les privations de nourriture, fallait-il encore rogner sur le vin, ultime réconfort des soldats comme des civils ?
Laforge manie l’ironie visuelle : la réduction des rations est figurée comme une véritable mutilation sociale. Boire moins n’est pas une mesure anodine, mais une atteinte à une culture, à un mode de vie. Le rire qui jaillit de cette caricature est teinté de colère : l’alcool devient un marqueur de liberté, et toucher au vin, c’est s’attaquer à l’identité française.
Derrière l’humour, c’est un débat politique et moral qui s’engage. D’un côté, les partisans de la tempérance et de l’effort de guerre ; de l’autre, un peuple pour qui lever son verre reste un droit inaliénable. Le Canard enchaîné, en publiant Laforge, prend résolument parti : le vin appartient à ceux qui souffrent, pas à ceux qui légifèrent.
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Ça t'apprendra Jean-Baptiste, par Henri Béraud
Jean-Baptiste Baretteau condamné à 15 jours de prison par la justice, pour avoir trouvé effrayant les dégâts causés par un obus ennemi...l'aurait sans doute aussi été s'il avait trouvé ce spectacle admirable...
Dans son édition du 4 juin 1918, Le Canard enchaîné offre à ses lecteurs une chronique de Henri Béraud au titre mordant : Ça t’apprendra, Jean-Baptiste. Le texte, situé à la une, s’appuie sur un fait divers révélateur : un chauffeur de taxi, Jean-Baptiste Baretteau, est condamné à quinze jours de prison pour avoir osé qualifier d’« effrayant » l’état d’un immeuble détruit par un bombardement allemand.
Ce qui pourrait passer pour une anecdote mineure devient, sous la plume de Béraud, une parabole sur l’absurdité d’une justice tatillonne et déconnectée du réel. Le récit met en scène l’opposition entre le regard naïf mais sincère d’un homme du peuple et l’appareil judiciaire, soucieux avant tout de préserver une façade patriotique. Le chauffeur n’a pas célébré les ruines comme il aurait fallu le faire : il a exprimé spontanément son effroi, geste jugé subversif par la 15ᵉ chambre correctionnelle.
Béraud pousse la logique à l’absurde. Il imagine ce que le malheureux Jean-Baptiste aurait dû dire pour plaire à ses juges : louer la beauté pittoresque des gravats, proclamer qu’aucune ruine n’est triste lorsqu’elle porte la marque de la guerre, voire applaudir avec enthousiasme à ce qu’il aurait fallu décrire comme un « réjouissant spectacle ». Tout y est, jusqu’à la caricature des figures d’autorité : un citoyen modèle, M. Gland, qui dénonce avec zèle, ou encore l’agent Bedebois, parangon du serviteur scrupuleux de l’ordre établi.
La satire vise large. Elle dénonce à la fois le ridicule d’une justice qui criminalise la simple expression de la peur, et la complaisance d’un patriotisme de façade qui exige des pauvres diables qu’ils transforment les ruines de leur quotidien en symboles exaltants. L’affaire Baretteau, dérisoire dans ses proportions, révèle pourtant une vérité plus vaste : dans un pays soumis à la censure et aux exigences de l’« union sacrée », toute parole qui sort du cadre officiel est suspecte, même lorsqu’elle n’est qu’un cri de bon sens.
À travers ce portrait d’un « prisonnier de la 15ᵉ chambre », Béraud redonne au Canard son rôle d’aiguillon : rappeler que la guerre n’est pas seulement une affaire de grandes batailles et de discours vibrants, mais aussi de vies ordinaires, que l’on malmène jusque dans leur droit à dire la peur.





