N° 153 du Canard Enchaîné – 4 Juin 1919
N° 153 du Canard Enchaîné – 4 Juin 1919
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La 3e Foire de Bordeaux – Elle fut inaugurée samedi sous une pluie magnifique
Bordeaux, juin 1919 : la « 3e Foire » bat son plein sur l’esplanade des Quinconces, sous une « pluie magnifique » que Le Canard enchaîné s’empresse de tourner en dérision. Derrière les descriptions officielles – ministres, sénateurs, stands décorés – transparaît une chronique ironique de la vie politique locale : débats absurdes sur le nom des rues, hommages appuyés aux notables, plaques commémoratives incongrues… En quelques traits, le journal transforme une inauguration provinciale en tableau satirique de la République triomphante et ridicule à la fois.
Le 4 juin 1919, Le Canard enchaîné annonce en grande pompe un « grand anniversaire sportif » : le deuxième Paris-Bordeaux. Pas une course cycliste cette fois, mais une épreuve fantaisiste de « cross-country » ouverte aux automobiles, aux piétons, aux chevaux… et à toutes les lubies possibles. Avec ses listes de participants, ses détails d’organisation et son arrivée fixée au Chapon Fin, l’un des hauts lieux de la gastronomie Bordelaise et Française, l’article pastiche les récits sportifs pour mieux se moquer du goût de la société de l’après-guerre pour les commémorations absurdes et les parades officielles.
Le sénateur amoureux, dessin de Lucien Laforge – Perspective, dessin de Marcel Arnac –
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Dans son édition du 4 juin 1919, Le Canard enchaîné consacre une longue chronique à la 3e Foire de Bordeaux. Le ton est donné dès le sous-titre : « Elle fut inaugurée samedi sous une pluie magnifique ». L’oxymore transforme le mauvais temps en bénédiction officielle et annonce une lecture ironique de bout en bout.
La cérémonie d’inauguration, présidée par Henry Simon, ministre des Colonies, et par son parent Hégésippe Simon, sénateur et collaborateur du Canard, est décrite comme un événement « tout semblable aux autres ». Rien d’exceptionnel, si ce n’est la foule, la pluie et l’éternel décorum des discours. Le journal souligne avec malice l’affluence « inédite depuis 1914 », façon de rappeler que la guerre a interrompu bien des fêtes publiques, mais aussi de relativiser l’enthousiasme des notables.
Un des moments les plus savoureux concerne les débats toponymiques. À Bordeaux, la municipalité rebaptise les grandes artères de noms prestigieux. Ainsi, le cours Tourny devient cours Georges-Clemenceau, tandis que le marché des Grands Hommes a failli s’appeler « marché Georges-Mandel ». Le Maire Charles Gruet raconte lui-même ces tergiversations, révélant la légèreté de débats menés avec un sérieux disproportionné. Derrière l’anecdote, le Canard épingle la propension des édiles à confondre politique et baptême de plaques de rue.
Vient ensuite la visite des stands. Celui de la ville de Paris arbore une sobre inscription, « septembre 1914 », qui arrête les regards : symbole lourd d’unité nationale, mais traité avec une ironie discrète, comme si une date pouvait résumer le sacrifice des années de guerre. Puis Hégésippe Simon admire le stand des grands restaurants, notamment celui du célèbre Chapon Fin, qui a pris soin d’apposer une plaque : « Au Gouvernement, le Chapon Fin reconnaissant ». Derrière cette formule ampoulée se cache une pique bien sentie : le restaurant, connu pour sa clientèle de politiciens, exprime sa « reconnaissance » à ceux qui l’ont protégé ou favorisé pendant les années de guerre et de restrictions. Autrement dit, la gastronomie sert ici de vitrine d’influence et de remerciement intéressé.
L’article évoque aussi les « délicieux tableaux vivants » formés par les étalages du cours de l’Intendance. La formule est doublement ironique, car le cours de l’Intendance, au-delà de son rôle de rue commerçante chic, traînait une réputation équivoque, réputé pour ses maisons closes et ses lieux de plaisir. Le Canard s’amuse donc de voir ce quartier devenu vitrine officielle de la foire, transformant une notoriété sulfureuse en ornement républicain.
La visite s’achève devant le stand de Malvy, peuplé de portraits dédicacés, avant une conférence intitulée « Bordeaux sans les Américains » : clin d’œil à l’occupation récente par les troupes alliées, mais aussi à une ville soucieuse de revendiquer son autonomie.
La conclusion du Canard, « bonne journée pour la République », se lit évidemment au second degré. Car ce qui est donné à voir, ce ne sont pas les réussites économiques de la foire, mais la vanité des cérémonies, les rivalités de conseillers municipaux, les plaques de restaurants et les clins d’œil aux zones de plaisir. En un mot : la République aime se célébrer elle-même, même sous une pluie diluvienne.
Un traité “pour la paix”… ou pour la guerre de demain ?
Quand Le Canard refuse de se laisser duper
Le 4 juin 1919, Le Canard enchaîné consacre une page entière au thème du traité en cours de préparation à Versailles. Le texte, titré « Pour le traité de paix », se distingue d’emblée par son ambiguïté : il semble annoncer un appui solennel à l’œuvre diplomatique des vainqueurs. Mais la lecture révèle vite le contraire : il s’agit d’une critique ironique, fidèle au ton de l’hebdomadaire.
Le Canard souligne les contradictions flagrantes du processus. On proclame vouloir instaurer une paix durable, mais les conditions imposées à l’Allemagne ressemblent à des sanctions dictées par l’esprit de vengeance. Les querelles entre Alliés — sur les réparations, les frontières, les colonies — montrent que l’unité affichée n’est qu’une façade. L’article insiste sur le contraste entre la rhétorique des « idéaux » et la réalité des marchandages.
Le procédé satirique repose sur la fausse adhésion. En titrant « Pour le traité de paix », le journal feint de s’aligner sur la presse officielle, avant de renverser les arguments pour montrer que ce traité risque d’être tout sauf pacifique. Derrière le vernis juridique, il devine les germes d’une instabilité future.
Ce scepticisme n’était pas partagé par toute la presse en juin 1919. La plupart des journaux français saluaient le traité comme une victoire diplomatique et une garantie contre la résurgence de l’Allemagne. Le Canard, lui, joue la carte du désenchantement. Il rappelle que l’histoire regorge de traités pompeux qui n’ont pas empêché de nouvelles guerres.
Avec le recul, cette position apparaît prophétique. Dès 1919, le journal satirique percevait dans Versailles non pas une promesse de paix, mais une source de rancunes et de déséquilibres. Ce traité, censé clore la « guerre de 14-18 », sera souvent considéré comme l’un des déclencheurs de la Seconde Guerre mondiale.
L’article « Pour le traité de paix » incarne donc à la perfection la ligne du Canard enchaîné : ironiser sur le présent pour dévoiler les contradictions d’un futur en gestation. Sous la plume satirique, le traité cesse d’être un monument de paix et devient un miroir des hypocrisies politiques.

 
      



