N° 1951 du Canard Enchaîné – 12 Mars 1958
N° 1951 du Canard Enchaîné – 12 Mars 1958
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Sartre bâillonné
Morvan Lebesque, une de l’édition du 12 mars 1958
Quand Morvan Lebesque ouvre son article par « De quoi s’agit-il ? D’un écrivain nommé Jean-Paul Sartre », il sait parfaitement qu’il feint l’innocence. En mars 1958, Sartre n’est plus un simple auteur à succès : c’est la bête noire des partisans de l’Algérie française. Les autorités viennent de faire saisir deux fois, à vingt-quatre heures d’intervalle, un numéro des Temps modernes pour faire taire ses textes sur la guerre. Lebesque, lui, choisit de raconter cette affaire non comme une querelle de papier, mais comme un épisode de guerre. Car le mot est lâché : « D’une guerre ? »
Le mot de trop
Le cœur de l’article, c’est ce combat sur les mots. Chaque jour, écrit Lebesque, le mot « guerre » devient un peu plus tabou. On parle d’« événements », d’« opérations de maintien de l’ordre » ; dès qu’un intellectuel emploie le terme juste, on lui colle une plainte pour « atteinte au moral » ou « trahison ». La police, elle, ne se prive pas : perquisitions, saisies, intimidations.
Lebesque démonte cette rhétorique avec une ironie glaciale : si vraiment tout doit céder devant les « nécessités militaires », qu’on l’admette un instant. Et il pose la question qui tue : « Et après ? » Même les plus durs, rappelle-t-il, savent bien qu’on ne tuera pas « tous les fellagas » ni ne rendra l’Algérie tranquille pour un siècle à coups de représailles. Vous dites, écrit-il aux partisans de la manière forte, qu’il s’agit d’« inventer une solution politique » : très bien, mais « qui vous la fournira ? Les mitraillettes ou les cerveaux ? »
La mission de la France… vue par le Canard
Vient alors un passage typiquement lebesquien, où l’on retrouve sa façon de retourner les grands mots officiels. Puisque le pouvoir parle de « rassembler toutes les énergies nationales » pour résoudre le problème algérien, il prend la formule au sérieux. Oui, répond-il, tous les Français sont concernés. Et, parmi eux, il y a une « majorité incontestable » qui, comme lui, a compris qu’« en un siècle où nationalisme et colonialisme ne sont plus que des formules mortes, la France a une mission à remplir en Algérie ».
Mais cette mission n’est plus celle des généraux : elle consisterait à « faire table rase des méthodes du passé » et à inventer sur cette terre un « nouvel ordre » entre Europe et Afrique. Si l’Algérie connaît un jour une paix durable, explique Lebesque, ce sera parce que la solution aura été cherchée « dans notre esprit et non dans nos poings ». Tout l’inverse de ce que pratique alors la IVe République finissante : tortures, ratissages, couvre-feu, tribunaux d’exception, et, à Paris, rafles contre journaux et intellectuels.
Sartre, écrivain public n° 1
C’est là qu’entre en scène Jean-Paul Sartre, l’« intrus » du titre de la page. Lebesque ne mégote pas sur l’éloge : Sartre est, selon lui, « le plus lucide, le plus intelligent et le plus honnête de nous tous ». Il ne s’est « jamais servi » de la littérature que pour « éclairer les hommes ». Aucun écrivain de ce temps ne l’égale en conscience de sa mission. Et surtout, ajoute-t-il avec une pointe de venin pour ses confrères, bien des “génies français” autoproclamés, “miracles grecs” de la chronique mondaine, ne montrent pas “autant de courage”.
Sartre fait ce qu’un intellectuel devrait faire en temps de crise : parler, écrire, inviter à réfléchir. La censure, en détruisant son texte, ne supprime pas des phrases, elle « arrête l’impression de son livre » et casse ces « caractères typographiques qui assemblent la vérité ». Toute la charge pamphlétaire est là : ce ne sont pas seulement des mots qu’on saisit, c’est la possibilité même pour un pays de penser sa guerre.
La vraie trahison
Lebesque élargit alors le tableau : la Ve République qui se prépare n’aura survécu qu’en « mutilant » chaque jour quelques intellectuels de plus. La France, dit-il, vit désormais de slogans, de bandeaux publicitaires, de petites annonces et de comics ; la pensée y est devenue suspecte. Les professeurs, prêtres, savants, artistes, écrivains qui refusent de se taire sont marginalisés, traités comme des ennemis. Les millions d’électeurs communistes eux-mêmes sont tenus à l’écart, insultés, promis à l’isolement politique.
Conclusion implacable : s’il y a « atteinte au moral » et « trahison », ce n’est pas du côté d’un philosophe qui publie dans une revue d’idées, c’est du côté de la Censure. Elle seule sape la capacité du pays à trouver une issue politique en Algérie. C’est, écrit Lebesque, « une question de vie ou de mort ».
En une page, le Canard met ainsi les pieds dans le plat : défendre Sartre n’est pas une querelle entre écrivains, c’est défendre le droit d’appeler la guerre par son nom, de contester l’aveuglement colonial et d’exiger que la France se serve enfin de ce qu’elle a de mieux, ses cerveaux, plutôt que ses matraques.





