N° 1981 du Canard Enchaîné – 8 Octobre 1958
N° 1981 du Canard Enchaîné – 8 Octobre 1958
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Canard-Variétés, Yves Montand à l’Étoile, par Henry Magnan
Montand propose un répertoire éclectique, mêlant Lemarque, Mireille, Prévert et Brel, avec une touche d’humour quotidien. L’entracte dévoile Les Assassins du dimanche, introduits par Lemarque. Yves se distingue par sa capacité à créer un lien étroit avec son public, grâce à son style de chant proche de celui de chacun.
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Yves Montand, camarade de l’Étoile
Canard Enchaîné, 8 octobre 1958, page 6 – chronique « Canard-Variétés » d’Henry Magnan
Yves Montand n’est pas seulement une vedette de music-hall : en 1958, c’est déjà un personnage national, presque un membre de la famille. Henry Magnan le sait bien et ouvre son papier par un cri de groupie assumé – « FORMID ! » – comme s’il parlait, dit-il, « comme les compagnons de Marie-Chantal ». D’entrée, la chronique pose le ton : on n’est pas dans la critique compassée, mais dans la jubilation d’un spectateur qui sort de l’Étoile avec des refrains plein la tête.
Un tour de chant très IVe République
Le « tour de chant » détaillé par Magnan est une petite anthologie de la chanson française de l’après-guerre. On y croise Francis Lemarque, René Rouzaud, Mireille, Prévert, et même Jacques Brel. Toute une galaxie d’auteurs-compositeurs qui fabriquent alors la bande-son de la France des Trente Glorieuses.
Magnan s’attarde sur Lemarque, dont il vante le « pointillisme amical » des Petits riens. Il aime l’« humour quotidien » du Chat de la voisine (signé Rouzaud), l’élégance de Mireille (Le carrosse) et le « meilleur Prévert » de Sanguine, joli fruit. On sent le critique heureux d’assister à un spectacle où le populaire rime avec qualité littéraire : du bon mot, de la tendresse, du Paris qui chante encore sur les trottoirs.
Seule fausse note : Voir de Jacques Brel, que Magnan juge « assez désagréable à renifler ». Le jeu de mots est vachard – voir / renifler – et dit bien la méfiance d’une certaine gauche rive gauche devant le Brel de ces années-là, jugé trop sombre, trop « malodorant » émotionnellement. Face à l’humanisme chaleureux d’un Lemarque ou d’un Prévert, le jeune Brel paraît ici un peu déplacé.
Montand, star de cinéma et chanteur du peuple
Au milieu de cette brochette d’auteurs, Montand sert de fil rouge. On sort de quelques années où il a enchaîné les films – Le salaire de la peur, Les sorcières de Salem, Les assassins du dimanche justement, qu’on revoit à l’entracte – et le voilà de retour au music-hall, dans une grande salle parisienne.
Magnan note que les séquences du film, projetées pendant l’entracte, sont « très gentiment » introduites par Francis Lemarque. Ce n’est pas anodin : en 1958, Montand est l’ami des communistes mais vient de prendre ses distances avec le Parti après Budapest. Il reste le chanteur des ouvriers, des faubourgs, mais sans drapeau. La soirée de l’Étoile mélange donc chanson, cinéma, copains et engagement soft : un spectacle de divertissement qui garde l’odeur des ateliers et des manifs, sans jamais les nommer.
Il y a là quelque chose de très typique de cette charnière 1958 : pendant que De Gaulle installe la Ve République et que la guerre d’Algérie s’enlise, Montand remplit l’Étoile avec 14 juillet, rendez-vous de Paname ou Les grands boulevards. On chante Paris plutôt qu’Alger, le métro plutôt que le djebel. Le Canard politique laisse, le temps d’une page 6, souffler un peu de fumée de cabaret.
« L’un d’entre eux »
Le cœur du papier tient pourtant dans le dernier paragraphe. Magnan se demande pourquoi Montand noue « si vite un contact aussi étroit entre le public et lui ». Réponse : parce qu’il est « l’un d’entre eux » et qu’il chante « comme l’un d’entre eux aimerait chanter ».
Voilà résumé le mythe Montand : fils d’immigrés italiens, ancien ouvrier des docks de Marseille, monté à Paris, repéré par Piaf, devenu star sans perdre, en façade au moins, son accent prolo. À l’Étoile, il ne joue pas au grand seigneur ; il donne l’impression de rester le copain d’atelier qu’on a propulsé sur scène.
La caricature qui accompagne l’article appuie cette lecture : Montand y est dessiné en pleine gestuelle, mains ouvertes, sourire jusqu’aux oreilles, sous la légende « Il fait des… ». Chacun complètera : « bonds », bien sûr – clin d’œil à l’un de ses tubes – mais aussi des miracles de proximité. Les mains sont tendues vers la salle autant que vers la gloire.
Une chronique complice
Magnan signe « H. M. » une chronique pleine d’enthousiasme assumé, qui ne s’interdit pas un coup de griffe à Brel et un petit trait vachard sur Voir « désagréable à renifler ». C’est la voix d’un critique qui parle au lectorat du Canard comme à de vieux camarades de spectacle, persuadé qu’ils ont déjà vu Montand quelque part – à l’écran, sur disque, dans une manif – et qu’ils n’attendent qu’un prétexte pour retourner l’applaudir.
Dans le tumulte politique de l’automne 1958, cette page 6 offre un instantané précieux : celui d’un Yves Montand au sommet de son art, encore chanteur du peuple, pas encore icône internationale, et d’un Canard enchaîné qui sait que la chanson, elle aussi, est une affaire franchement politique, même quand elle se cache derrière « les petits riens ».





