N° 205 du Canard Enchaîné – 2 Juin 1920
N° 205 du Canard Enchaîné – 2 Juin 1920
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Le « CANARD » à 5 sous
Le 16 juin, le Canard enchaîné passera à 25 centimes et en profite pour transformer la catastrophe en éclat de rire. Hausse du prix du papier et des messageries ? Le journal s’explique sans détour dans un éditorial sobre, puis confie à Whip le soin d’imaginer la « vague de baisse » comme un raz-de-marée cocasse venu d’Amérique. Entre contraintes économiques et satire océanique, le Canard rappelle que, même quand l’époque se fait lourde, il sait toujours surfer sur l’humour.
Une grande fête dans l’alimentation. M. HENRY BORDEAUX a été solennellement reçu à épicerie Félix Potin
2 juin 1920 : Henry Bordeaux, de l’Académie française à… l’épicerie Félix Potin ! Dans une parodie irrésistible, Maurice Coriem imagine la réception du romancier catholique et académicien comme une inauguration de rayon alimentaire. Entre meringues, boîtes de conserve et discours solennels, Le Canard enchaîné se régale à confondre le sérieux académique avec les réclames d’épicerie.
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Le numéro du 2 juin 1920 marque un tournant symbolique pour Le Canard enchaîné. Dans son encadré « Le Canard à 5 sous », le journal annonce une décision difficile mais inévitable : le passage du prix du numéro de vingt à vingt-cinq centimes. Ce choix est imposé par une série de hausses brutales : le prix du papier bondit de 300 à 350 francs les 100 kilos, tandis que les messageries majorent de 50 % leurs tarifs, avec effet rétroactif au 1er mai. Après avoir longtemps résisté, en serrant les dépenses et en limitant le « bouillonnage », le journal se voit contraint d’augmenter son prix de vente, tout en réaffirmant un principe intangible : refuser toute publicité, quelle qu’elle soit.
Ce positionnement mérite d’être replacé dans le contexte de l’après-guerre. En 1920, la presse française traverse une crise profonde : raréfaction du papier, flambée des coûts, concurrence exacerbée. Beaucoup de titres disparaissent ou se vendent à la publicité. Le Canard, lui, persiste à s’en tenir à son indépendance, quitte à demander un effort supplémentaire à ses lecteurs. La hausse à 25 centimes — cinq sous de l’époque — illustre cette volonté de survivre sans se compromettre.
Mais au lieu de se contenter d’un discours austère, le journal contrebalance l’annonce par une pièce d’humour signée Whip : « La Bonne Nouvelle ». Ici, la fameuse « vague de baisse » dont parlent les économistes est tournée en farce maritime. Décrite comme un raz-de-marée de 4,35 mètres de haut et de 150 000 « chevaux marins », la vague est reçue avec solennité sur les côtes d’Irlande et de Galles, où l’on prépare cuves, tonneaux et éponges pour recueillir ses bienfaits. La parodie, mêlant vocabulaire économique et imagerie océanique, ridiculise le jargon financier et montre combien la presse satirique savait traduire en images concrètes les débats les plus abstraits.
L’articulation des deux articles dit beaucoup du Canard de 1920 : à la fois sérieux et bouffon, soucieux de transparence vis-à-vis de ses lecteurs, mais toujours prêt à détourner la réalité en un théâtre absurde. Le passage au « Canard à 5 sous » devient ainsi un moment de réaffirmation identitaire : mieux vaut un journal plus cher mais libre, qu’un journal bradé aux annonceurs.
Un siècle plus tard, cet équilibre entre franchise économique et irrévérence humoristique reste l’une des marques de fabrique de l’hebdomadaire.
En publiant ce 2 juin 1920 l’article de Maurice Coriem sur la « réception solennelle » d’Henry Bordeaux à l’épicerie Félix Potin, Le Canard enchaîné poursuit sa joyeuse entreprise de démystification des gloires littéraires et des rituels officiels. Le procédé est simple mais efficace : transposer l’entrée d’un académicien sous la Coupole dans l’univers prosaïque d’un grand magasin d’alimentation. Bordeaux, plume catholique très en vue sous la IIIᵉ République, devient ici un chef de rayon en blouse et tablier, accueilli par un aréopage de clients et de commis comme s’il s’agissait d’immortels en habit vert.
Le choix de Félix Potin, emblème de la modernisation du commerce alimentaire parisien, n’est pas innocent. Ses grands magasins démocratisent la consommation et inventent une mise en scène quasi liturgique des produits. En comparant cette mise en scène à celle de l’Académie française, Coriem pointe l’équivalence entre les rituels de la République des Lettres et les stratégies de la publicité moderne : mêmes discours ampoulés, mêmes formules convenues, mêmes célébrations du « mérite ». La satire vise à montrer combien l’honneur académique peut ressembler à une mise en rayon flatteuse, où l’écrivain se vend comme une boîte de conserve estampillée « garantie de qualité ».
Dans ce texte, l’Académie se transforme en rayon de biscuits et de fromages, les discours en slogans, et Bordeaux en produit de marque. « Votre cirage à crème vernie connu sous la marque Le Lac noir ou votre lorgnon au nom indéformable » : autant de formules qui font basculer la solennité dans le ridicule. Le portrait d’Henry Bordeaux, écrivain catholique académique célébré pour sa piété et son patriotisme, se trouve ainsi réduit à une caricature de commis épicier.
Le contexte de 1920 renforce l’effet. La France sort de la guerre, les prix flambent, l’alimentation devient un sujet central, et les grandes enseignes comme Félix Potin incarnent la modernité urbaine. Tourner en dérision un académicien dans ce cadre, c’est rappeler que les honneurs littéraires paraissent bien vains face aux réalités quotidiennes. L’article s’inscrit dans la tradition satirique du Canard, qui prend un malin plaisir à confronter les grands noms officiels à la trivialité du commerce ou de la rue.
Cette parodie corrosive est aussi une réflexion plus large : sous la IIIᵉ République, les gloires académiques sont à la littérature ce que les grandes marques sont à l’alimentation — des produits estampillés, rassurants, mais interchangeables. Coriem dénonce, derrière l’humour, la marchandisation du prestige littéraire.





