N° 218 du Canard Enchaîné – 1 Septembre 1920
N° 218 du Canard Enchaîné – 1 Septembre 1920
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Si nous étions en République elle aurait 50 ans samedi prochain
Du poisson pour survivre, des jouets pour préparer la guerre : rentrée grinçante au Canard de 1920
Quand le gouvernement inaugure en grande pompe une « quinzaine du poisson », le Canard enchaîné se délecte : à défaut de nourrir le peuple, on gave les contribuables de slogans maritimes. Pendant ce temps, Roland Catenoy s’indigne devant le Concours Lépine, où les enfants s’amusent déjà avec des tanks miniatures et des canons de poche. En cette rentrée 1920, l’humour acide du journal croque une France oscillant entre disette et militarisme, où même les jouets et les assiettes sentent la poudre.
Chacun sa vie, dessin de Lucien Noël –
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L’édition du Canard enchaîné du 1er septembre 1920 illustre à merveille la double focale de l’hebdomadaire satirique : la politique du quotidien et la critique de fond. En une, René Buzelin s’attaque à la « Quinzaine du poisson », une opération lancée par Paul Bignon, sous-secrétaire d’État à la Marine marchande. Prétexte officiel : encourager la consommation de poisson pour pallier la cherté et la rareté d’autres denrées. Prétexte officieux, raille le Canard : amuser la galerie et masquer l’impuissance d’un gouvernement incapable de contenir l’inflation.
L’humour est ici une arme de déminage social. Buzelin pousse la logique jusqu’à l’absurde : pourquoi ne pas instaurer aussi la quinzaine du bœuf, du mouton, du cochon… ou même une « quinzaine des dupes » qui durerait jusqu’à la prochaine guerre ? Le trait est vif, et derrière la farce se lit un constat amer : deux ans après la fin du conflit, la vie chère continue de ronger les salaires, et la population supporte difficilement les hausses de prix. La guerre est finie, mais ses effets économiques perdurent, et la rhétorique gouvernementale tente de maquiller la misère en « campagnes de consommation ».
En page intérieure, le texte de Roland Catenoy élargit le propos en s’attaquant à un autre travers : la banalisation du militarisme dans la culture populaire. De retour du Concours Lépine, il ne retient pas tant les jouets ingénieux que les « tanks modèle réduit » et « canons de poche » proposés aux enfants. La guerre, qui vient à peine de s’achever, se rejoue déjà dans les bacs à sable. Pour Catenoy, c’est tout un symbole : « Les gosses sont ce qu’on les fait », écrit-il, rappelant que l’éducation à la guerre commence tôt, entre tambours, képis et joujoux belliqueux.
L’article devient une méditation grinçante sur l’histoire de l’humanité : depuis la fronde de Caïn jusqu’aux gaz asphyxiants de 1918, l’homme a consacré son génie non pas à pacifier mais à perfectionner l’art de tuer. La satire vise donc plus large que les seuls jouets : elle pointe le penchant d’une civilisation qui, au lieu d’inventer des machines utiles ou pacifiques, préfère consacrer son intelligence à préparer la prochaine boucherie.
La juxtaposition de ces deux textes, en 1920, donne toute la mesure du Canard enchaîné d’après-guerre : un journal qui se nourrit à la fois de l’actualité immédiate (les petites lubies gouvernementales, les annonces grotesques) et d’une critique plus profonde des logiques de pouvoir, de guerre et d’endoctrinement. À la « Quinzaine du poisson », qui illustre la misère matérielle, répond le « Concours Lépine », miroir de la misère morale.
Un siècle plus tard, ces pages résonnent encore. Elles rappellent qu’après chaque guerre, on tente de normaliser le quotidien par des campagnes symboliques et des objets dérivatifs, mais que la mémoire du conflit reste incrustée jusque dans les jouets des enfants. Le Canard, lui, refuse d’avaler l’hameçon — ni du maquereau, ni des tanks en miniature.