N° 2746 du Canard Enchaîné – 13 Juin 1973
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Watergate en France
Le « Canard » à la table d’écoute, par Jean Manan – Mulhouse : les pots de vin d’Alsace – L’après-midi d’un magnétophone : comment le pouvoir vous écoute, par Claude Angeli – Marie-France aux longues oreilles – Franco – Cinéma : Na ! (quand Martin fait le Jacques) – Pour Guichard : ceinture obligatoire, pour Galley : ceinturon de rigueur –
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Le “Canard” à la table d’écoute
Quand l’État espionne ses propres journalistes
Le 13 juin 1973, Le Canard enchaîné frappe fort avec une révélation glaçante : ses journalistes sont eux-mêmes placés sur écoute. Jean Manan, dans un article au titre cinglant, « Le Canard à la table d’écoute », expose les preuves d’une pratique illégale qui mine la démocratie française. Un fac-similé est publié, retranscrivant une conversation interceptée du journaliste Claude Angeli. L’effet est double : d’un côté, la démonstration matérielle d’une surveillance abusive ; de l’autre, la dénonciation du climat d’opacité dans lequel baigne l’appareil d’État sous Pompidou.
Manan rappelle d’emblée le cadre légal : en théorie, une écoute n’est possible que sur décision d’un juge d’instruction, dans le cadre d’une enquête judiciaire. Or, ici, aucune autorisation n’a été délivrée. Les lignes du Canard sont épiées depuis des années, comme le sont celles de nombreux autres journaux, parlementaires ou élus locaux. On ne parle donc pas d’un accident isolé, mais d’un système généralisé de flicage. Des « dizaines de milliers d’enregistrements » circuleraient ainsi dans les officines, un véritable « viol des tribunaux d’un genre spécial », selon la formule mordante de l’article.
La dimension politique saute aux yeux : l’espionnage touche les journalistes les plus remuants, les opposants, mais aussi les proches du pouvoir, comme si personne ne pouvait échapper à la curiosité indiscrète des services. Manan décrit avec ironie le sort réservé aux conversations interceptées : bavardages, confidences intimes, voire détails de la vie amoureuse, tout est noté, classé, archivé. Cette masse d’informations, pour l’essentiel anodines, est en réalité une arme : elle permet de contrôler, de neutraliser, de menacer si nécessaire.
Le Canard joue ici pleinement son rôle de contre-pouvoir. En publiant la preuve matérielle d’une interception, il retourne l’arme du secret contre ses auteurs. Le fac-similé agit comme un miroir : ce qui devait rester caché s’étale désormais aux yeux de tous. Dans un contexte marqué par la guerre froide et l’influence persistante des pratiques gaullistes de renseignement, cette révélation résonne comme une alerte démocratique.
Au-delà du cas du journal, l’article pose une question essentielle : que devient une République où l’État s’autorise à espionner ses propres citoyens, leurs représentants et leurs journalistes ? Manan laisse transparaître l’angoisse d’une dérive autoritaire, mais garde la distance ironique propre au Canard. En plaçant ses lecteurs « à la table d’écoute », il transforme une atteinte grave aux libertés en spectacle satirique, tout en appelant à une vigilance accrue.
L’affaire annonce, en creux, les débats futurs sur les limites du renseignement et sur le droit à la vie privée. En 1973 déjà, le Canard avertit : une démocratie ne peut survivre si ses dirigeants confondent raison d’État et surveillance généralisée.