N° 2814 du Canard Enchaîné – 2 Octobre 1974
N° 2814 du Canard Enchaîné – 2 Octobre 1974
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Valéry Folamour, par Jean Manan
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Valéry Folamour, président cascadeur
On est en octobre 1974, Giscard est à peine installé à l’Élysée depuis cinq mois. Le « jeune président moderne », élu à 48 ans, se veut proche des gens, amateur de sport, de dîners entre amis, de virées nocturnes. C’est précisément une de ces nuits qui fournit à Jean Manan un matériau de rêve : l’« affaire du laitier ».
Au petit matin, vers trois heures, la voiture de sport présidentielle emboutit une camionnette de livraison de lait dans les rues de Paris. Pas de blessés, mais une scène cocasse : le chef de l’État au volant d’une Ferrari, accompagné d’une jeune femme dont l’identité restera officiellement floue. La police arrive, prend note… et la grande presse se tait.
Manan commence par là : « On compte sur les doigts d’une main les journaux qui ont fait allusion à cet accident de voiture ». Discrétion confraternelle, respect des convenances, ou trouille pure et simple, peu importe. Le Canard, lui, refuse de « distinguer ce qui est publiable de ce qui ne l’est pas » quand il s’agit du comportement d’un président. C’est la fonction qui est en cause, pas seulement les amours supposées.
Du dragueur au docteur Folamour
Le coup de génie de l’article consiste à ne pas se contenter d’un ragot croustillant. Manan transforme l’anecdote sentimentalo-automobile en charge politique. D’où le titre, « Valéry Folamour », emprunté au film de Kubrick, Dr Strangelove, rebaptisé en France Docteur Folamour. Dans le film, un président américain un peu falot, entouré de militaires déjantés, se retrouve à deux doigts de déclencher l’apocalypse nucléaire par bêtise et par laxisme.
Le parallèle est clair : on peut trouver sympathique qu’un président aime les soirées chez Roger Vadim, les visites surprises et les virées en bolide. Mais on ne peut pas oublier qu’il a, à portée de main, la « petite boîte magique contenant le bouton de la force de frappe ». Manan imagine le chef de l’État, sortant d’une nuit trop arrosée, qui s’amuserait à « trifouiller le bouton fatal » comme un adolescent joue avec un gadget. La moitié de l’Europe de l’Est dévastée pour un dérapage de Ferrari : l’hypothèse est volontairement grotesque, mais elle suffit à rappeler la disproportion entre la vie privée du prince et les moyens de destruction qu’il contrôle.
C’est là que naît vraiment le surnom de « Valéry Folamour », qui collera durablement à Giscard : un mélange de président play-boy et de détenteur du feu nucléaire, mi-séducteur, mi-dangereux. L’ironie consiste à prendre au sérieux ce que l’entourage voudrait réduire à une peccadille galante.
Leçon de conduite à l’usage des présidents
La deuxième moitié de la chronique fonctionne comme une remontrance déguisée en sermon moqueur. Manan ne condamne pas la jeunesse ni les soirées entre copains : « C’est beau et c’est sain. » Ce qu’il vise, c’est l’inconscience d’un homme qui, une fois élu, refuse de changer de vie. On peut être le plus moderne des présidents, mais à trois heures du matin, on est censé dormir à l’Élysée, pas rentrer d’une virée en Ferrari, escorté par la rumeur.
Le ton se fait faussement paternel : si Giscard voulait vraiment continuer à vivre comme avant, « il n’avait qu’à ne pas aller contre l’avis de la moitié des Français ». Il a voulu le pouvoir, il en assume les contraintes : horaire, décence, exemplaire sobriété. À défaut, qu’« on demande à ce qu’on vous mette en garde à vue », écrit Manan, façon de rappeler que le président, en principe, est justiciable comme tout citoyen… ce que la pratique dément évidemment.
Sous la blague, une critique durable
Relu avec le recul, le papier de Jean Manan frappe par sa modernité. On y retrouve tous les ingrédients qui nourriront, des décennies plus tard, les polémiques sur la « normalité » des présidents et sur la confusion entre vie privée et responsabilité publique :
– la tentation de la presse généraliste de protéger le chef de l’État au nom du respect de la fonction ;
– l’usage par Le Canard de la satire pour remettre de la politique là où d’autres ne voient qu’un potin people ;
– la question, jamais réglée, de la maîtrise de la force nucléaire par un seul homme, soumis comme les autres à ses pulsions, ses fatigues, ses caprices.
Le fait que l’« affaire du laitier » soit restée longtemps à demi-mot, alimentée par des rumeurs sur l’identité de la passagère, ajoute une couche de comique grinçant. Tout le monde sait à peu près, personne ne sait vraiment, mais le surnom fait le tour des cafés : Folamour est entré à l’Élysée.
En 1974, Giscard se voulait la France moderne, technocratique, dépoussiérée. Jean Manan, lui, se charge de rappeler qu’il reste d’abord un homme, capable de laisser des traces de pneus et d’ego sur le bitume parisien. Entre la Ferrari et la mallette nucléaire, l’espace n’est pas si grand : c’est précisément dans ce virage-là que l’article s’engouffre, en rigolant fort pour mieux faire réfléchir.





