N° 2962 du Canard Enchaîné – 3 Août 1977
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Des neutrons musclés
Creys-Malville explose, Peyrefitte théorise. Dans “Des neutrons musclés” (3 août 1977), Bernard Thomas met en parallèle la violence bien concrète des grenades offensives et la violence bien propre d’un rapport officiel qui cherche des coupables partout, sauf dans l’État. Villes “sans âme”, école “criminogène”, “société de convoitise”: la sociologie de salon sert surtout à justifier le réflexe pavlovien, “plus de police”. Et pendant qu’on moralise, Superphénix s’annonce, gardé par 5 000 hommes. Une semaine, deux détonations.
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Des neutrons musclés, ou quand l’État fait de la sociologie en tenue anti-émeute
Une semaine, deux explosions
Dans la vitrine de l’été 1977, il y a eu deux détonations. La première, brutale et bien réelle, c’est Creys-Malville, le chantier de Superphénix et son “maintien de l’ordre” à coups de grenades offensives, au point qu’une d’entre elles finit par exploser au ras du pied, et par faire basculer la manifestation dans le drame. La seconde est plus feutrée, mais elle a une portée longue: le “rapport Peyrefitte sur la violence”, ce document cousu par une commission d’experts, où l’on explique la violence… sans trop regarder qui tient la mèche.
Bernard Thomas s’amuse à rapprocher les deux: d’un côté, l’État “musclé” sur le terrain; de l’autre, l’État “savonnette” dans les phrases, qui glisse hors de ses propres responsabilités. Et le titre fait le reste: les neutrons, ceux du surgénérateur, sont déjà “musclés”; mais les bras qui entourent le chantier le sont tout autant.
Peyrefitte découvre l’eau tiède, puis la rebouche
Peyrefitte, écrit Thomas, arrive “furax comme un bison” et voit de la violence partout, sauf dans son rétroviseur. Il nous explique que “les villes sans âme”, les cités de plus de 200 000 habitants, fabriqueraient l’angoisse et la casse. Très bien. Mais qui a urbanisé à marche forcée, bétonné à l’aveugle, planifié la “grandeur” sans demander l’avis des habitants, sinon la longue cohorte des gouvernants dont Peyrefitte fait partie depuis des lustres?
C’est là que l’article est cruel: l’homme qui a pesé sur les politiques publiques pendant “vingt ans au moins” se présente comme le témoin indigné d’un monde qu’il aurait trouvé en rentrant chez lui. Une autopsie réalisée par le principal suspect, en somme. Le Canard adore ce genre de tour: on vous vend l’indignation comme une lessive, alors que l’étiquette indique “lavage à la main, surtout pas d’examen de conscience”.
La “bourde criminogène” et autres contorsions
Thomas épingle aussi la fausse découverte du siècle: maintenir l’école jusqu’à seize ans serait “criminogène”. Sauf que, comme il le rappelle malicieusement, le ministre de l’Éducation de l’époque, ce n’est pas Peyrefitte. Donc on ne sait plus: l’État vante l’école, puis l’accuse; crée des “classes-poubelles”, puis feint de les découvrir; promet l’intégration, puis s’étonne de la relégation. On dirait un prestidigitateur qui, ayant perdu le lapin, accuse le chapeau.
Et cette phrase qui claque comme un slogan de mauvais meeting: “Le giscardisme est passé par là.” Tout est dans le tampon: derrière les analyses en col blanc, il y a une pratique de gouvernement, un style, une manière de gérer les conflits sociaux. Pas seulement “la violence des autres”, mais l’organisation des conditions où la violence devient probable, rentable, puis réprimée.
Creys-Malville, ou la violence en circuit fermé
Le morceau le plus acide, c’est quand Thomas revient à Superphénix. Le rapport parle de “désir de casser”, de “convoitise”, de frustration, et finit par retomber sur sa morale préférée: “plus de police”. Or Creys-Malville montre déjà le film en accéléré: 5 000 hommes armés, des contrôles, des fouilles, des dispositifs préventifs, bref une société de l’affrontement… qui fabrique mécaniquement des affrontements. La prophétie devient protocole.
Et au milieu, la modernité technocratique continue de ronronner: “gigantisme industriel”, centralisme, décisions prises loin du terrain. La démocratie, dans cette histoire, ressemble à une zone de chantier: on peut regarder, mais derrière la barrière. Thomas suggère même une idée simple, presque naïve tant elle est radicale: et si on laissait une place aux “petites sources d’énergie”? Là, évidemment, le ministre de l’Intérieur verrait un danger national: une éolienne aujourd’hui, une République demain.
Une morale de 1977 qui colle encore aux semelles
L’article se moque, mais il pointe juste: on a beau baptiser “violence” ce qui dérange, si la réponse consiste à épaissir la matraque et à maquiller la décision, on fabrique une société où tout conflit devient un cas de maintien de l’ordre. En 1977, on appelle ça la fermeté. Sur la durée, on finit par appeler ça un climat.
Et le plus beau, c’est la pirouette finale de Thomas: en 1997, dit-il en substance, Peyrefitte expliquera encore ce rapport avec la même superbe, tandis que Superphénix, lui, continuera d’annoncer une “civilisation” grand format. L’avenir a parfois un humour noir: il prend des notes, puis il vous les relit.





