N° 2973 du Canard Enchaîné – 19 Octobre 1977
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Mémoire d’outre-bombe
Octobre 1977: l’Allemagne vit son automne de plomb, et Bernard Thomas en profite pour rappeler une règle cruelle: la terreur offre toujours un cadeau à l’ordre, emballé dans la peur. Otages, détournements, “fermeté” triomphante… et, au bout, le vrai héritage: portiques, fouilles, lois scélérates “aux Bonnet de service”. Le Canard ne romantise rien: il démonte le terrorisme et son alibi, puis montre comment l’État récupère l’horreur pour s’installer plus confortablement dans nos poches, nos papiers, nos vies.
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Mémoire d’outre-bombe
(Le Canard enchaîné, 19 octobre 1977, Bernard Thomas)
L’automne 1977 a des airs de vitrine brisée. En Allemagne fédérale, la « bande à Baader » et ses satellites viennent de faire basculer l’actualité dans un mauvais roman où les chapitres s’écrivent à la mitraillette et se corrigent au cordeau par l’État. Prise d’otages, détournement d’avion, chantage politique, puis, au bout du couloir, la porte de Stammheim qui claque comme un verdict. Et Bernard Thomas de souffler sur ces braises-là avec une idée simple, féroce et pas rassurante : à force de jouer au grand incendie, on finit toujours par offrir des allumettes… aux pompiers pyromanes.
Car le texte commence par le plus glaçant des paradoxes : « Baader et ses amis pourront toujours se vanter outre-tombe… » Oui, même morts, ils gagnent un truc. Ils ont réussi à faire trembler l’Allemagne « sur ses piliers de béton, de charbon et d’acier ». Autrement dit : sur son miracle économique et sa discipline industrielle. Le terrorisme, ici, n’est pas seulement une violence, c’est un sabotage symbolique. On ne tire pas sur un homme, on tire sur une époque.
CRS-SS, terroristes-SS
Le Canard a le chic pour les raccourcis qui font mal. Thomas note qu’on ne sait plus très bien quel uniforme détester : le casqué officiel ou le romantique armé. À force de mots-valises (CRS-SS, terroristes-SS), il montre une contamination : la violence se copie, se déguise, se justifie. Les preneurs d’otages se prennent pour des libérateurs, l’État se prend pour le dernier rempart, et chacun finit par parler de l’autre comme d’un virus.
Le reproche central, c’est l’otage. Prendre quatre-vingt-dix passagers « affolés, enfants, malades » au nom de la liberté, c’est transformer l’humain en monnaie. La « plèbe », elle, n’a pas été consultée, mais elle paie la facture: la peur, les contrôles, les soupçons, et cette petite musique qui revient toujours en période de crise: « si vous n’avez rien à vous reprocher… ». Une phrase qui, comme le note Thomas, marche mieux que la bombe: elle explose lentement, longtemps, et dans toutes les têtes.
Les héritiers ratés des “romantiques”
L’auteur convoque la Russie tsariste, la Narodnaïa Volia, les attentats « contre le symbole de la tyrannie », puis la Résistance qui tuait « dans l’ombre de l’Occupation » sans prendre d’otages. Ce passage n’est pas un cours d’histoire: c’est un constat de dégénérescence. Les nouveaux “révoltés” ne visent plus le pouvoir, ils visent la foule, et réclament des applaudissements pour ça. Thomas les traite moins de révolutionnaires que de palotins du crime, ivres de lyrisme et pauvres en humanité. La grande cause devient un alibi. Et l’alibi devient une méthode.
Le cadeau empoisonné à Bonnet
Et là, le texte bifurque vers ce qui, chez Le Canard, est souvent le vrai sujet : la récupération. En quelques lignes, Thomas montre la mécanique : l’unanimité médiatique contre les terroristes dure « quelques heures », le temps d’un frisson civique. Ensuite, le stock de peur est récupéré par « les pères fouettards » qui trouvent qu’on ne réprime jamais assez, qu’on n’est jamais assez contrôlés, fichés, étiquetés. Et comme la France a ses propres bons élèves de la matraque administrative, « aux Bonnet de service », l’occasion est trop belle : une loi scélérate, vite fait, bien fait, au nom du bon sens et de la sécurité.
C’est là que le titre prend son sel noir : « Mémoires d’outre-bombe ». On ne parle pas seulement de morts, on parle d’héritage. Baader, Ensslin, Raspe (et tout le théâtre de la “fermeté” autour) laissent derrière eux une société qui sera « un peu mieux fouillée dans les aéroports ». Voilà le legs concret: la suspicion en uniforme, l’exception qui devient routine, le contrôle qui s’installe comme une moquette. Les terroristes rêvent de déclencher la révolution; ils déclenchent surtout des portiques.
Barbarie contre barbarie
Et Thomas termine en double fond, comme un couvercle qui ne ferme pas : d’un côté, l’État qui se félicite, Schmidt “ferme”, Giscard tenté de venir parader dans l’arène; de l’autre, « le suicide des prisonniers », barbarie contre barbarie. La phrase n’excuse rien, elle accuse tout: la violence terroriste et la violence d’État se nourrissent, se regardent en chiens de faïence et finissent par se ressembler dans le miroir déformant de l’urgence.
Au fond, le Canard ne dit pas “il fallait négocier” ni “il fallait frapper plus fort”. Il dit pire: quand la politique se met à raisonner à coups de muscles, ce sont toujours les libertés qui finissent en otages, ligotées proprement, sans faire de bruit.





