En une du 25 octobre 1922, Le Canard enchaîné déploie son sens le plus cruel du contrepoint entre l’actualité officielle et la réalité tragique. Sous le double titre — « Les chemins de fer d’Alsace sont désormais bien à nous » et « Un nouveau succès à Saint-Denis » — la plume collective du journal livre une charge d’un humour aussi acéré que glaçant contre Yves Le Trocquer, ministre des Travaux publics et des Catastrophes, comme on le surnommait déjà.
Tout part d’un drame : à Rouffach, en Alsace, un express Strasbourg-Bordeaux a percuté un train de marchandises, faisant quatorze morts. Dans la presse sérieuse, l’accident est traité comme une fatalité. Le Canard, lui, en fait une cérémonie de “prise de possession” du réseau ferroviaire alsacien, récemment réintégré à la France. « Grâce au patriotisme de M. Le Trocquer, c’est chose faite aujourd’hui », ironise le journal. Derrière la parodie administrative, c’est toute la rhétorique triomphante de la IIIe République qui est disséquée : celle d’un pouvoir qui, de commémorations en inaugurations, transforme tout désastre en preuve de vitalité nationale.
Le ton est faussement solennel, jusqu’à l’absurde : on félicite le ministre pour sa « merveille de grâce » prononcée aux obsèques des victimes, et l’on cite M. Chéron (autre cible favorite du Canard) affirmant qu’« avec Poincaré, il n’avait jamais tant ri dans un cimetière ». On rit jaune, bien sûr — mais le rire est d’autant plus efficace qu’il mime les codes du communiqué officiel. Cette ironie en trompe-l’œil est la signature du Canard des années 1920 : une langue d’administration retournée contre elle-même, vidée de sa gravité pour mieux révéler son cynisme.
La deuxième brève, « Un nouveau succès à Saint-Denis », poursuit la même logique. À peine sorti d’Alsace, Le Trocquer préside à Saint-Denis un « match ferroviaire » où deux trains se percutent à nouveau. Deux morts, quarante blessés — mais « c’est les risques du métier de voyageur », commente le journal. À travers cette répétition du désastre, le Canard dénonce l’enchaînement mécanique des accidents, mais aussi l’indifférence institutionnelle qui les accompagne : la fatalité devient habitude, et le ministre, héros malgré lui, continue son tour de France ferroviaire sous les applaudissements du Parlement.
Pour replacer cette satire dans son contexte, il faut rappeler la situation du rail en 1922 : le réseau national, épuisé par la guerre, souffre d’un matériel vétuste et d’un encadrement saturé de bureaucratie. Le Trocquer, polytechnicien efficace mais autoritaire, mène des réformes techniques saluées par la presse modérée — exactement ce que le Canard abhorre : l’incarnation d’une France technocratique, convaincue que le progrès se mesure en kilomètres de rails et en rubans coupés, même sur des cercueils.
Derrière le rire, il y a donc une véritable leçon de satire politique. En intitulant sa chronique « Une date historique », puis « Un succès », le Canard applique à la mort le vocabulaire du progrès. Il invente ce ton si particulier, à la fois absurde et moral, qui fera son succès durable : une ironie d’État, où chaque discours officiel devient une farce, chaque drame une cérémonie.
Un siècle plus tard, la mécanique du texte reste d’une modernité saisissante : en quelques lignes, la rédaction du Canard résume la fracture entre la communication politique et la réalité vécue. Et l’on entend encore, sous le vernis tricolore, le sifflet du journal qui raille : « Circulez, il n’y a que quatorze victimes. »