Le 10 janvier 1923, à la veille d’un tournant historique, Le Canard enchaîné publie en page 3 un article signé Jules Rivet, intitulé « M. Poincaré prépare l’occupation de Calais ». Le titre, pastiche des communiqués officiels, détourne la rhétorique belliqueuse du gouvernement pour mieux la renvoyer à sa folie bureaucratique. Car, au même moment, Raymond Poincaré s’apprête à faire entrer les troupes françaises dans la Ruhr — décision prise le 11 janvier — sous prétexte de sanctionner l’Allemagne pour non-paiement des réparations de guerre.
Rivet, fidèle à l’ironie du Canard, transpose l’affaire sur un autre front : celui de l’Angleterre. L’article imagine que, lassée des hésitations britanniques et de leur mol soutien diplomatique, la France décide d’occuper… Calais. Prétexte officiel : faire pression sur “nos amis et alliés les Anglais”, coupables de “manquement volontaire”. En filigrane, c’est le climat de chauvinisme et de revanche qui est visé — cette France de l’après-guerre qui cherche encore à “marquer sa puissance” par des coups d’éclat militaires et des démonstrations de fermeté.
La force du texte réside dans son parallélisme burlesque : tout y est traité comme s’il s’agissait d’une véritable opération militaire. Rivet décrit, avec un sérieux feint, “l’occupation progressive de Calais et de la côte boulonnaise”, complétée d’une carte géographique dessinée “par le service cartographique du Canard”. L’armée française, dit-il, “prendra d’abord la banlieue et la zone d’influence”, avant d’imposer “des taxes sur les jardins anglais, les clubs et les whiskys”. Une “municipalité provisoire” sera même installée dans les “bourgs occupés”, et “les taxis anglais seront taxés d’un million par an”. Le ton, faussement technique, mime les bulletins diplomatiques et les communiqués du ministère de la Guerre — en les réduisant à une pure mécanique absurde.
Ce comique de l’hyperréalisme est typique du Canard des années 1920 : la satire passe par la surenchère administrative, où chaque “succès patriotique” se traduit en impôts, circulaires et discours solennels. Rivet joue également sur la rivalité franco-britannique, transformée en querelle de voisinage : les “Palaces et Jardins anglais” tremblent à la perspective d’une invasion, tandis que Poincaré, secondé par Foch et Joffre, prépare sa “prise de possession”. L’effet comique repose sur un double renversement : la gravité de la situation internationale est déplacée sur un théâtre dérisoire, et la logique guerrière s’applique à un allié.
Mais sous le rire perce une critique politique précise. À travers cette parodie de plan militaire, Rivet attaque la mentalité de Poincaré — technicien rigide, patriote sourcilleux, incarnation d’un nationalisme froid et procédurier. En ridiculisant les “sanctions”, il met en lumière la dérive d’une diplomatie devenue punitive, où la force supplante la raison. Le journal, fidèle à sa ligne antimilitariste depuis 1916, souligne aussi la fatigue d’un pays qui vit encore dans la logique de guerre, obsédé par les frontières et les humiliations.
L’article se clôt sur une pirouette : une “dernière minute” annonce que, “devant ces événements”, une délégation d’humoristes et de littérateurs “préparerait une demande à M. Poincaré pour le rétablissement de la censure”. Autrement dit : quand le pouvoir devient absurde, la satire devient un acte de salubrité publique.
Un siècle plus tard, cette page du Canard enchaîné reste un modèle d’ironie politique. À travers une géographie inventée, Rivet capte l’esprit de 1923 : celui d’une France sûre d’elle-même, mais déjà enfermée dans ses certitudes — prête à envahir le monde, mais incapable de se regarder en face.