N° 405 du Canard Enchaîné – 2 Avril 1924
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La crise ministérielle, LE NOUVEAU CABINET POINCARÉ – M. Poincaré est mort Vive M. Poincaré !…
Poincaré remplace Poincaré pour son troisième cabinet et le 67° de la République ! Pour constituer son nouveau ministère, il cherche à s’entourer d’hommes de valeur et d’hommes souples. Pari gagné, ils ont pris, du moment qu’ils sont devenus ministres, une valeur exceptionnelle. Quant à la souplesse, plusieurs d’entre eux se sont dressés contre ses précédents décrets et sont à présent et en toute sincérité, prêts à les contresigner. « Au surplus, M. Poincaré semble vouloir être désormais d’un antipoincarisme qui nous donne toute confiance ».
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« M. Poincaré est mort, vive M. Poincaré ! » — Le Canard face à l’éternel retour du pouvoir
Chronique satirique d’une Troisième République qui tourne en rond
Le 2 avril 1924, à la une du Canard enchaîné : un article au titre ravageur : « M. Poincaré est mort, vive M. Poincaré ! ». Sous couvert de commenter la formation du « nouveau cabinet » de Raymond Poincaré, le journaliste livre une des plus féroces caricatures du parlementarisme de la Troisième République finissante. Dans une France épuisée par la crise financière, les grèves et la lassitude politique, cette fausse nécrologie ministérielle résume tout le sentiment d’usure du régime.
Depuis 1922, Poincaré, revenu au pouvoir après son passage à l’Élysée (1913-1920), incarne le Bloc national, coalition conservatrice et patriote, soucieuse avant tout de redresser le franc et de maintenir l’ordre social. Mais au printemps 1924, son gouvernement chancelle. La politique d’occupation de la Ruhr a échoué à redresser durablement les finances, la monnaie se déprécie, et les scandales minent la majorité. En mai, le Cartel des gauches (radicaux et socialistes) remportera les élections — un basculement que le Canard, depuis des mois, prépare à sa manière : par la dérision.
Le texte se présente comme une chronique d’apparente neutralité, mais chaque phrase est un coup de scalpel. “M. Poincaré étant tombé, qui pouvait mieux le remplacer que M. Poincaré ?” — d’emblée, le cercle vicieux du pouvoir est posé. Les ministères se succèdent “sans plus de mois”, écrit-il, et l’on atteint déjà le “soixante-septième de la République”. Derrière la plaisanterie comptable, il y a un constat d’épuisement : la République n’avance plus, elle se reproduit à l’identique.
L'auteur s’amuse ensuite à dresser les portraits du nouveau cabinet comme s’il rédigeait des notices de cirque. Chacun y passe :
- De Selves, “l’aristocrate de la maison de commerce sablan fac” ;
- Maginot, héros militaire et mondain, “dans le civil : voir Maxim’s” ;
- François-Marsal, “président de la Banque de l’Union parisienne” — incarnation du pouvoir de la finance ;
- Loucheur, “en prison, comme visiteur” ;
- ou encore Louis Marin, dont “le nom le désignait pour les Régions libérées”.
La formule claque, faussement anodine, et dévoile toute la mécanique de reproduction des élites : ministres interchangeables, cumulards ou anciens banquiers, dont les fonctions semblent attribuées par jeu de mots.
Sous le rire, la critique est cinglante. Ce gouvernement, censé incarner la stabilité, n’est qu’un assemblage de notables et de technocrates, tous “d’hommes de valeur, mais surtout d’hommes souples”. Le Canard décrit avec une ironie chirurgicale la logique de Poincaré : “Il s’est entouré d’hommes de valeur dès qu’ils sont devenus ministres” — autrement dit, la fonction seule confère la compétence. Le “dévot du bon sens” qu’était Poincaré devient ainsi, dans le Canard, l’image du chef politique usé, lucide jusqu’au cynisme, mais prisonnier d’un système qu’il entretient.
La caricature rejoint ici la chronique politique : l’article s’inscrit dans un moment charnière où la presse satirique, plus encore que les partis, exprime la lassitude du pays. Ce “soixante-septième ministère” incarne une République devenue machine à recycler les mêmes figures, à défaut d’idées nouvelles. Bénard, avec son humour distancié, annonce sans le dire la rupture qui s’annonce : l’arrivée prochaine du Cartel des gauches, le 11 mai 1924, mettra fin à la domination du Bloc national — sans pour autant, hélas, rompre le cycle qu’il raille ici.
Ainsi, en moquant “le nouveau cabinet” de Poincaré, le Canard chronique moins une crise ministérielle qu’un état chronique de la République elle-même : celle d’un régime à bout de souffle, qui survit par habitude, où le rire reste la seule arme d’opposition efficace. Derrière le jeu de mots du titre, une vérité amère : rien ne change, sinon les noms sur les portes des ministères.