Sous le titre Les plaisirs des vacances, Pierre Scize publie dans Le Canard enchaîné du 4 août 1926 une lettre imaginaire « au lecteur inconnu » — une carte postale au vitriol, adressée à la France en congé. L’article, truffé de notations absurdes et d’images cruelles, détourne avec génie le genre du reportage estival pour en faire une radiographie satirique du pays réel.
Nous sommes à l’été 1926. La crise du franc vient d’atteindre son paroxysme ; Poincaré est revenu au pouvoir pour “sauver la monnaie”, et les classes moyennes, exsangues, cherchent un répit. C’est l’époque où le tourisme populaire commence à se démocratiser, mais aussi à se caricaturer : les vacanciers citadins débarquent en autocars dans une campagne encore figée dans ses habitudes rurales. C’est ce choc, à la fois comique et symbolique, que Scize met en scène avec sa verve habituelle.
Dès les premières lignes, le décor est planté : “Je vous écris d’un pays où le vert domine agressivement.” Tout est là — la luxuriance forcée, la lourdeur des clichés, la vulgarité de l’excursion touristique. Loin de l’évasion rêvée, la province devient un théâtre de grimaces : on y croise des “poulets crus ridiculement emplumés”, des “vieilles paysannes en rond devant des ratons”, des “femelles à la rare abondance de tétons”, et des “citadins désireux de voir du pays” qui se contemplent eux-mêmes en criant “Ah ! ah !” pour s’épater.
Ce mélange de trivial et de poétique, typique de Scize, sert un propos plus profond : le faux exotisme des vacances révèle le vide intérieur d’une société en crise. Le journaliste raille le “tourisme patriotique” qui pousse les Français à “aller rigoler un brin devant le monument aux morts”, comme si le devoir de mémoire s’était mué en attraction estivale. On n’échappe pas à la réalité : on la visite, on la photographie, on la banalise.
Le texte est aussi un bijou de style. Scize écrit comme un peintre expressionniste : ses phrases éclatent en notations surréalistes, entre la chronique d’Alphonse Allais et les visions d’un Prévert grinçant. Il mêle ruralité archaïque et ironie urbaine, animant les animaux, les objets, les paysages. Les oies “flairent du Clément Vautel” comme si elles lisaient la presse bourgeoise, les touristes deviennent des “baleines en villégiature”, les montagnes “se parent de communiantes” — tout un monde grotesque et fascinant où la satire devient poésie.
Sous la drôlerie, le désenchantement perce. Ce “pays où le soleil est cuit” ressemble à la France de 1926 : un pays fatigué, replié sur lui-même, qui s’offre des vacances pour oublier ses inquiétudes économiques. Scize dénonce ce besoin de diversion, cette volonté d’“aller voir ailleurs” sans jamais regarder autour de soi. Et lorsqu’il conclut sur cette image d’un cochon “ramené sur les prairies, ce poète prolifique : le citadin”, il scelle son verdict : les Français, repus et satisfaits, sont devenus les bêtes d’un troupeau moderne — industrieux, inconscient, et vaguement ridicule.
Avec cette Lettre au lecteur inconnu, Pierre Scize dépasse la chronique humoristique. Il signe une satire sociale d’une modernité étonnante, où l’été n’est plus une échappée belle mais un miroir cruel : celui d’un pays en crise qui, sous le soleil de juillet, commence déjà à pourrir.