Paru à la une du Canard enchaîné du 9 mai 1928, l’article « Le concours de beauté » s’inscrit dans un moment très particulier de l’histoire culturelle et coloniale française. L’Europe vit alors la grande mode des concours de beauté : Miss France existe depuis 1920, et le concours de Miss Univers — organisé cette année-là à Galveston, au Texas — prétend couronner « la plus belle femme du monde ». Mais dans la presse française, cette compétition devient vite un sujet de satire, où se croisent chauvinisme, snobisme et, comme ici, colonialisme de salon.
Sous la plume anonyme du Canard, « Miss Sénégal » apparaît comme la représentante officielle du continent africain. L’auteur feint de s’en réjouir : « Le Sénégal a choisi entre mille autres au cours d’une fête inoubliable… » Le dessin d’accompagnement, signé dans le style de l’époque, renforce le ton caricatural : lèvres démesurées, yeux ronds, sourire forcé — toute une imagerie coloniale qui, dans le contexte de 1928, ne choque pas encore le lecteur moyen. Mais derrière la moquerie, le texte fonctionne aussi comme une parodie de reportage mondain. Le journal mime le ton des gazettes de mode et des chroniques mondaines, tout en en révélant l’hypocrisie : on célèbre la beauté universelle, mais toujours selon les critères occidentaux.
Le texte met également en scène un personnage bien réel : Maurice de Waleffe, journaliste et promoteur du concours Miss France, connu pour son goût du scandale et son nationalisme tapageur. Le Canard le dépeint ici, faussement admiratif, « enchanté » d’avoir rencontré Miss Sénégal, qu’il décrit dans Paris-Midi comme « fine et spirituelle » et « s’habillant avec rien ». L’ironie est mordante : le journal souligne à la fois la lubricité du chroniqueur et la fausse galanterie des milieux mondains, prompts à s’extasier sur la « beauté exotique » tout en la réduisant à un spectacle.
La dernière partie, fausse interview de « Miss Sénégal », pousse la satire jusqu’à l’absurde. L’orthographe volontairement phonétique – « Moi danser devant missieus jurés, moi être élue plibe femme di monde… » – reprend les clichés linguistiques des colonies, autant pour en moquer le paternalisme que pour exposer la bêtise de ceux qui croient parler au nom de « l’Empire ». Mais la pirouette finale – Miss Sénégal accusant M. de Waleffe d’avoir voulu « peloter moi » – laisse un malaise durable. Derrière le rire, le texte trahit une société où la domination raciale se double d’un voyeurisme de genre, et où la presse, y compris satirique, reflète sans distance les mentalités coloniales de son temps.
En 1928, la France coloniale vit encore dans l’illusion de la « mission civilisatrice ». Le Canard enchaîné, en jouant sur les codes du cancan journalistique, révèle involontairement ce double discours : une satire du snobisme parisien, mais aussi une complicité avec les préjugés de son époque. L’article, lu aujourd’hui, oscille entre ironie grinçante et cécité morale. S’il conserve sa valeur documentaire, c’est précisément parce qu’il montre, à travers son humour douteux, combien l’esprit critique de la presse pouvait, à l’époque, cohabiter avec les stéréotypes les plus enracinés.
Autrement dit : dans ce « concours de beauté » orchestré par l’Occident, le rire du Canard révèle autant qu’il condamne — un miroir déformant d’une France encore prisonnière de ses certitudes coloniales.