Pierre Scize publie dans Le Canard enchaîné du 23 mai 1928 un texte à la frontière de la chronique sociale et de l’essai politique. Sous un titre en apparence anodin, « Premiers aperçus sur les dangers provinciaux », il dresse un tableau inquiétant de la France d’après-guerre : un pays désabusé, figé entre la solitude des métropoles et l’immobilisme des provinces.
Dès les premières lignes, Scize met en scène le Parisien-type, cet homme seul « enfermé dans son appartement de trois pièces » et ne vivant plus que « sur sa propre substance ». Il observe la capitale comme une île déshumanisée : quatre millions de « Robinsons » isolés dans une ville « sans contact », où l’on mange, parle, et même aime sans jamais rencontrer l’autre. Le ton, d’abord ironique, se charge rapidement d’une mélancolie quasi métaphysique : « Cette chasse au sujet rare, ce singulier onanisme spirituel qui compose la profession du journaliste », écrit-il, évoquant ses propres démons. La satire urbaine tourne alors à la confession : Paris, capitale de la modernité, est devenue une prison de verre.
Mais Scize, dans la seconde partie de sa chronique, inverse la perspective. Il quitte la capitale pour « le paisible nid de [sa] vie départementale », et ce retour aux sources provinciales ne l’apaise pas : il l’inquiète. Là où le Parisien meurt d’isolement, le provincial, lui, étouffe dans un réseau d’interdépendances sociales : « Tout communique, se pénètre, se surveille… une chaîne dont chaque habitant forme un anneau. » Dans cette France des petites villes et des bourgs, la solidarité vire à la consanguinité, la proximité à la stagnation. L’auteur y voit une matière « molle et compacte », indifférente aux grands idéaux, que le temps « pétrit comme une pâte », prête à recevoir toutes les manipulations.
Sous son vernis littéraire, l’article est une alerte politique. Nous sommes en 1928, en pleine Troisième République des notables, marquée par le retour au pouvoir de Raymond Poincaré et le reflux du mouvement ouvrier après les grandes grèves du milieu des années 1920. Le pays aspire à la stabilité, mais c’est précisément cette paix bourgeoise que Scize juge dangereuse. « Quand, dans notre solitude parisienne, nous construisons nos architectures pacifistes, nous ne prêtons pas assez d’attention à ce grand corps silencieux qui grouille au-delà de la Grande Ceinture », avertit-il. Derrière cette formule, se devine la peur du populisme — celui d’une France rurale repliée sur elle-même, manipulée par les curés et les politiciens, prête à suivre n’importe quel « matamore » dès qu’un sabre se dresse.
La dernière phrase claque comme un avertissement :
« L’intérêt bien compris de la paix voudrait pourtant qu’on en fusillât quelques douzaines sur toute l’étendue du territoire. »
Ironie féroce, bien sûr, mais révélatrice du désarroi d’une génération de journalistes lucides, qui pressentent le retour de la brutalité politique derrière la façade du confort.
En opposant la solitude stérile de Paris et l’ennui dangereux de la province, Pierre Scize dresse un autoportrait collectif : celui d’une France de 1928 déjà fatiguée d’elle-même, où le vide moral menace de tout engloutir. Un texte d’une clairvoyance mordante, où la satire rejoint presque la prophétie.