L’édition du Canard enchaîné du 13 juin 1928 offre un double tir de barrage contre le discours impérial dominant de la Troisième République. Deux articles, l’un militaire, l’autre mondain, se répondent et s’amplifient dans une même ironie : celle d’un empire qui s’admire tout en s’enlisant dans la violence.
Le premier, « Les grandes manœuvres du Maroc s’annoncent très brillantes », reprend la rhétorique triomphale des communiqués militaires pour en révéler l’absurdité. Tout commence sur un ton faussement officiel : « Les préparatifs se poursuivent activement, sur tout le territoire du Protectorat, en vue des grandes manœuvres d’été. » Très vite, la phrase se détraque : les exercices « pacifiques » prévus dans la région de l’Ouergha se transforment en simulacres de guerre bien réelle, où les obus sont chargés « à la cheddite » et les fusils remplis de cartouches « dum-dum ». On y testera aussi « les tout derniers modèles de gaz célestes », plus perfectionnés encore que ceux des « Boches et synagogues » — formule aussi volontairement provocante que révélatrice des obsessions du temps.
Derrière cette ironie crue, l’article vise directement la politique coloniale de la France, encore marquée par la guerre du Rif (1921-1926), où les troupes françaises et espagnoles, sous le commandement de Pétain, avaient écrasé la république d’Abd el-Krim. L’allusion à l’« offensive de Painlevé contre Ajdir » en 1925 renvoie à cette campagne, dont le gouvernement avait salué la victoire comme une démonstration de la « force civilisatrice » de la République. Trois ans plus tard, Le Canard dénonce la perpétuation de cet esprit belliciste sous couvert de manœuvres d’été : la colonie comme terrain d’expérimentation, et la guerre comme routine administrative.
En écho, la chronique de J.-A. Moret, intitulée « L’admirable production de nos colonies au Palais-Royal », s’attaque à la version mondaine et commerciale de cette même idéologie. Sous couvert de célébrer l’« admirable effort des Français désintéressés », l’auteur décrit une exposition grotesque où les colonies sont réduites à des attractions de foire : un Italien vendant des cacahuètes pour figurer la Tunisie, des sacs de sable pour représenter le Maroc, un troupeau de porcs en guise d’Indochine. La moquerie culmine dans la fausse citation prêtée à Blaise Diagne, député sénégalais et symbole de l’« assimilation » républicaine :
« Ti partir avec mitrailleuses, ti massacrer nègres, pi enchaîner survivants : v’là engagés volontaires ! »
Sous la farce, une dénonciation directe du cynisme colonial — celui d’une France qui prétend instruire les peuples tout en les enrôlant pour les massacrer.
Ces deux articles composent un diptyque satirique d’une remarquable cohérence : le premier montre la brutalité du système colonial en action, le second son ridicule en représentation. Ensemble, ils mettent à nu la duplicité de la République coloniale à la veille de l’Exposition de 1931, dont ces petites mises en scène parisiennes annoncent déjà l’esprit : une célébration exotique et béate de la domination impériale.
Avec son humour noir et son sens du contrepoint, Le Canard enchaîné de juin 1928 rappelle ainsi que l’empire n’est pas seulement un espace de conquête : c’est aussi un miroir moral où la France républicaine se trahit elle-même, en se voulant humaniste jusque dans l’usage du gaz.