Le 25 juillet 1928, Le Canard enchaîné publie en première page un long article signé Pierre Scize, intitulé « Vive Paul-Boncour ! ». Sous le vernis d’un hommage, c’est une véritable parodie d’enthousiasme républicain : en s’adressant à un lecteur qu’il prend à témoin, Scize s’amuse à pousser jusqu’à l’absurde le culte du civisme prôné par Joseph Paul-Boncour, figure de la SFIO, pacifiste convaincu mais paradoxal défenseur d’une « milice civique ».
L’article s’ouvre sur le ton mondain d’une chronique légère : une « belle jeune dame » vantant le charme du député, rencontré « sur les bords du Léman » parmi les diplomates de la Société des Nations. Ce décor feutré plante la scène : la gauche parlementaire française, séduite par les idéaux genevois, rêve d’un pacifisme mondain, élégamment verni d’idéalisme. Scize, lui, entre aussitôt dans l’ironie :
« Si ça pouvait faire baisser la température d’un ou deux degrés, je n’y verrais même que des avantages. »
Sous la plaisanterie, une critique politique : le pacifisme institutionnel de la fin des années 1920 — celui des Briand et des Paul-Boncour — apparaît au Canard comme un leurre. La guerre du Rif est encore récente (1921-1926), les tensions montent en Europe, mais les dirigeants français préfèrent discourir sur la paix en invoquant « l’esprit civique ».
Scize transforme alors le mot en arme satirique. Cet « esprit civique », censé unir les Français dans la discipline morale et le respect de la loi, lui inspire une image de caserne républicaine :
« Des camarades caporaux, des citoyens adjudants, et un “chose”, tout ce qu’il y a de plus milicien. »
L’auteur imagine une France transformée en champ d’exercices moraux, où les citoyens, dès l’enfance, apprendraient la vertu à coups de slogans patriotiques : « On ne passe pas ! », « La Madelon », « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ».
Derrière le rire, l’inquiétude affleure : celle d’un civisme qui, sous couvert de pacifisme, reproduit les réflexes du militarisme. Scize, ancien combattant et chroniqueur acerbe, y voit le retour masqué de l’ordre moral — un ordre civil qui parle de paix mais rêve d’obéissance. D’où sa chute mordante :
« On sera tout ce qu’il y a de plus en sécurité, et désarmés jusqu’aux dents ! »
Dans cette formule oxymorique se concentre toute la satire : la République de Paul-Boncour, trop civilisée pour être militaire, en devient ridicule. Elle veut former des miliciens pour défendre la paix, mais finit par créer une armée du civisme, discipline comprise.
Le Canard enchaîné de 1928 est alors au sommet de sa verve antimilitariste. En moquant un socialiste réformiste qui parle de « milice » avec l’assurance d’un capitaine, Scize rappelle que le danger ne vient pas seulement de la droite : il peut aussi surgir de la bonne conscience.
Son article, fausse ode et vraie charge, reste un bijou de l’humour politique de l’entre-deux-guerres — ce moment où, sous prétexte de construire la paix, on commençait déjà à rêver de la mettre en uniforme.