Le 8 août 1928, Le Canard enchaîné consacre un article entier à un épisode qui aurait pu n’être qu’une note de bas de page de la IIIᵉ République : le rejet par le Sénat du droit de vote des femmes. Mais sous la plume railleuse du journaliste, la séance se transforme en scène de comédie — un huis clos de vieillards bouffons, prisonniers de leurs préjugés.
Tout commence par un ton faussement indigné : « Nous ne prêterons pas la main plus longtemps à l’injurieux silence… » Le Canard reproche à la presse de ne pas s’être insurgée contre cette « odieuse conduite des sénateurs ». Car l’affaire est grave : en juillet 1928, la Chambre des députés vient de réaffirmer son soutien au suffrage féminin — acquis depuis 1919 dans ce premier hémicycle, mais systématiquement bloqué par le Sénat, bastion du conservatisme républicain.
Le récit bascule aussitôt dans la farce. Quatorze sénateurs seulement sont présents, dont trois endormis. L’auteur les surnomme ironiquement des « pères-conscrits », écho moqueur à la « sagesse » supposée de la Haute Assemblée. Le ton est donné : un théâtre d’ombres plus proche du cabaret que de la démocratie.
Suit la transcription satirique du débat. Le sénateur Louis Martin, auteur de la proposition de loi, s’écrie :
« Quoi, elles voulaient les dadas ? Elles voulaient faire comme les messieurs ? »
Une voix à gauche réplique :
« Moi, c’est tous les quatre mois ! »
Un échange digne d’un vaudeville, où l’ironie du Canard souligne l’absence totale d’argumentation.
Puis viennent les tirades absurdes : M. Donon compare les femmes à des vaches laitières (« la meilleure nourrice du monde donne-t-elle trois litres de lait ? Non ? Alors ? »), M. Schrameck juge leur vote « impossible » par nature, et M. François-Larsal conclut doctement que « tous les gens de bon sens » approuveront cette logique. Enfin, l’ultime réplique — apothéose du ridicule — revient à M. Cuminal :
« Et maintenant, on va faire joujou au square ! »
En quelques lignes, Le Canard enchaîné transforme ce compte rendu en pièce de satire politique. Les sénateurs y deviennent des pantins d’un autre âge, bornés et vaniteux, qui disqualifient eux-mêmes leurs institutions. Derrière le comique, la rage perce : ces hommes, censés incarner la République, refusent obstinément de l’étendre à la moitié de ses citoyens.
L’article s’inscrit dans une longue tradition du Canard, engagé depuis la Grande Guerre pour les causes progressistes — contre la censure, le cléricalisme ou l’injustice de classe. En 1928, le journal ne se contente pas de railler : il participe, à sa façon, à la bataille pour le suffrage féminin, en exposant l’archaïsme du Sénat au ridicule public.
Il faudra attendre le 21 avril 1944 pour que l’ordonnance du Gouvernement provisoire accorde enfin le droit de vote aux Françaises. En attendant, Le Canard de 1928 avait déjà tout dit : les adversaires du progrès ne meurent pas toujours de honte — mais parfois de rire, sous la plume de leurs meilleurs satiristes.