Publié à la une du Canard enchaîné du 28 novembre 1928, l’article de Jules Rivet intitulé “Citoyens, la police veille…” croque avec un humour d’une précision chirurgicale la figure de Jean Chiappe, préfet de police de Paris depuis 1927. À la tête d’une institution redoutée, Chiappe s’était imposé comme le symbole du “retour à l’ordre” voulu par le gouvernement Poincaré. Ennemi déclaré des communistes, des surréalistes et de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à la contestation, il devint rapidement une cible privilégiée du Canard, qui voyait en lui l’archétype du fonctionnaire autoritaire et vaniteux.
Rivet commence par rappeler la déclaration solennelle du préfet au Conseil municipal :
“Si l’un de vous poussait vers moi le cri séculaire : ‘Veilleur, comment est la nuit ?’ je répondrais sans mensonge : la nuit est calme et l’aube promet d’être sereine !”
Ce ton pseudo-biblique, parodiant les prophètes, est aussitôt tourné en dérision. L’ironie de Rivet repose sur la disproportion entre la grandiloquence du discours et la trivialité du personnage. Chiappe se rêve en gardien de la République, mais son lyrisme de commissaire inspire au Canard l’image d’un préfet de boulevard, mélange de poète municipal et de chef de section.
La suite de l’article déroule une série d’anecdotes inventées, pastichant le style des faits divers et des romans populaires. On y voit Chiappe chuchoter à un collègue :
“Je sais ce qui se passe aux Halles… mais le jour du règlement de comptes ne tardera pas à sonner !”
puis, dans un autre épisode, gifler la table d’un salon mondain en s’écriant :
“Tout autre que mon père l’eût prouvé sur l’heure !”
— une réplique directement tirée du drame romantique Antony d’Alexandre Dumas fils.
Rivet exploite ici avec jubilation le décalage entre le verbe et la fonction : le gardien de l’ordre devient un acteur de tragédie, prompt à citer Dumas et Musset entre deux rafles. La chronique culmine dans un dernier trait d’esprit : une aventure galante à peine esquissée, où Chiappe, convoité par “une dame déjà assez mûre et obsédante”, triomphe avec panache :
“Elle m’assassinait, dit-il, parodiant Antony, je lui ai résisté !”
Et Rivet de conclure : “Non seulement M. Chiappe est un préfet de police vaillant, mais encore un homme vertueux.”
Ce final feint la louange pour mieux enfoncer le clou : sous la raillerie, c’est toute une critique de la moralisation autoritaire des années 1928 que mène Le Canard. En pleine période de crispation sociale, où le gouvernement Poincaré glorifie l’ordre et la stabilité, Rivet transforme Chiappe en symbole du ridicule bureaucratique : celui d’un pouvoir qui veut paraître incorruptible, mais dont la raideur confine au grotesque.
Dans le Paris de l’entre-deux-guerres, Jean Chiappe cristallisait en effet les tensions entre police, presse et monde intellectuel. Son nom restera associé à la censure des films (L’Âge d’or de Buñuel sera interdit par lui en 1930) et à la répression des mouvements de gauche. Mais en 1928, c’est encore l’homme à la moustache impeccable, orateur compassé et héros de salon, que le Canard met en scène — le tout avec la légèreté féroce qui fait sa marque.
En quelques paragraphes, Jules Rivet transforme un préfet tout-puissant en personnage de comédie. Sous sa plume, la “police qui veille” devient un théâtre où la République se regarde dormir, satisfaite d’elle-même, tandis que Le Canard veille, lui, à ne pas la laisser ronfler trop longtemps.