Le 12 décembre 1928, trois semaines après l’éclatement du scandale de la Gazette du Franc, Le Canard enchaîné consacre à Marthe Hanau un texte d’une puissance rare, signé Pierre Scize. Alors que la presse parisienne se délecte du feuilleton judiciaire et des portraits de la “banquière des gogos”, le Canard, fidèle à sa tradition, refuse de se contenter de la morale des tribunaux.
Le titre, “Paroles pour celle qui est à l’ombre”, annonce la couleur : Hanau est en prison, mais Scize s’adresse moins à elle qu’à la société entière, fascinée par l’argent et aveugle à sa propre hypocrisie.
“Ah ! non, n’espérez pas ici des plaintes, et des ‘pauvres gens !’ et de l’apitoiement à bon marché.”
Dès la première ligne, le ton est donné. Scize inverse le discours dominant : les “victimes” de Hanau — petits rentiers, bourgeois crédules, employés épargnants — ne sont pas les innocents qu’ils prétendent. Ils sont les complices consentants d’un système fondé sur l’exploitation.
Le texte déploie alors une leçon d’économie morale à la fois cruelle et lucide. L’épargne, explique Scize, n’est qu’une illusion sociale :
“Le salaire d’un homme, c’est la somme nécessaire et tout juste suffisante pour qu’il puisse continuer à travailler sans mourir de faim, de froid ou de désespoir.”
Celui qui met de côté “triche” avec le jeu : s’il réussit à garder un peu de son argent, “on le lui reprend en hausse des prix, en taxes, en impôts”. L’épargne est un piège — et l’escroquerie Hanau n’a fait que rejouer à grande échelle cette mécanique d’illusion.
Ce qui frappe, c’est la vigueur quasi marxienne de la démonstration : Scize décrit un monde où les possédants “tirent leurs coupons” sans se demander “de quelle sueur ils ont été trempés”. Le véritable scandale n’est pas la fraude de Mme Hanau, mais l’indifférence du capitaliste à la misère ouvrière :
“Celui-là peut se dire, en palpant les billets, qu’ils sont encore poisseux de la sueur du mineur à qui cet argent fut volé.”
La satire atteint ici une intensité rare dans Le Canard de l’entre-deux-guerres : Scize mêle ironie, colère et lyrisme dans une prose qui évoque à la fois Zola et Karl Kraus.
Plus qu’un portrait de Hanau, c’est un procès du capitalisme moral : les vrais coupables sont ces “sots qui se supposent malins”, ces “paresseux qui espèrent bien vivre à ne rien faire”, cette bourgeoisie “aux têtes farcies d’histoires financières rocambolesques”. Marthe Hanau, écrit-il, “spéculait dans le vide”, mais “au moins, elle spéculait avec imagination”. Le reste du pays, lui, “spéculait sur la sueur des travailleurs”.
Ce texte s’inscrit dans une série d’articles que Le Canard enchaîné consacre à l’affaire Hanau : après la mise au point prudente de Maurice Maréchal le 5 décembre et le dessin féroce de Guilac (“Le rêve de Mme Hanau”), Scize offre une synthèse morale d’une modernité saisissante.
À travers cette chronique, le Canard montre qu’il ne se contente pas de dénoncer les scandales : il en fait des paraboles. En 1928, il ne s’agit pas seulement de Marthe Hanau, mais de la France des épargnants crédules et des profiteurs modestes — celle qui annonce déjà, derrière sa “Gazette du Franc”, la fragilité d’un monde qui, un an plus tard, s’effondrera dans le krach de 1929.
“Ce troupeau mené, encadré par la presse jusqu’aux guichets de souscription… Et ce sont eux qu’il faudrait plaindre ?”
La question de Pierre Scize résonne encore : et si, derrière chaque escroc, se cachait la société qui l’a fait naître ?