Paru à la une du Canard enchaîné du 26 décembre 1928, l’éditorial intitulé « Réveillons » fait mine de jouer avec le calendrier pour mieux cogner sur la torpeur politique et morale du pays. Le mot, alors sur toutes les vitrines et les affiches des traiteurs parisiens, devient sous la plume du Canard un mot d’ordre satirique : réveiller la République avant qu’elle ne s’endorme tout à fait sous le poids de la routine, de la censure et des compromissions.
Le texte s’ouvre sur une pirouette : « C’est le mot qu’on voit partout, et, certainement, non sans raison. » Sous l’apparente bonhomie du ton, se profile déjà la gifle. Car le rédacteur (probablement Maurice Maréchal ou Pierre Bénard) détourne le mot festif pour en faire une invitation à la vigilance civique.
« ‘Réveillons’, c’est somme toute un excellent programme politique et social, une devise pour tous les patriotes et les honnêtes gens. »
Suit une litanie de “réveillons” qui devient refrain, rythme et arme rhétorique. Chaque itération relance la charge : “Réveillons les affaires des laitiers”, “Réveillons l’affaire des mandataires aux Halles”, “Réveillons l’affaire des prestations en nature”, “Réveillons la censure cinématographique”... Le ton monte à mesure que s’allonge la liste des scandales que la presse ou la justice ont enterrés.
En arrière-plan, on retrouve le climat politique de la fin 1928 : Raymond Poincaré vient de reconduire son cabinet d’union nationale, s’appuyant sur une majorité de centre-droit rassurée par la “stabilisation du franc”. L’opinion, soulagée par cette prospérité monétaire de façade, se détourne de la politique. La presse, engluée dans des affaires financières comme celle de la Gazette du Franc, perd en crédibilité. Quant aux scandales que cite l’article — “les Halles”, “les faux titres hongrois”, “les laitiers accapareurs” — ils renvoient tous à un système d’affaires étouffées, symptomatique d’une France qui se replie dans le confort du silence.
Le Canard, lui, fait le contraire : il secoue les consciences, réveillant jusqu’aux figures momifiées de la gloire nationale. “Réveillons le maréchal Joffre”, raille le texte, avant d’enchaîner : “Réveillons M. Painlevé qui rêve qu’il est général pour de vrai, réveillons Herriot qui rêve qu’il est toujours ministre…” Toute la classe politique y passe, ridiculisée dans un demi-sommeil de pouvoir, entre ambitions éteintes et illusions persistantes.
Mais derrière l’humour, une note plus grave affleure : “Réveillons la censure cinématographique qui a l’interdiction facile”, écrit l’auteur. L’année 1928 est marquée par plusieurs cas de censure morale et politique, notamment autour de films soviétiques jugés trop “rouges”. L’avertissement du Canard prend ici une portée plus large : ce n’est pas seulement l’État qui dort, c’est la liberté publique elle-même qui somnole.
L’éditorial se clôt sur une dernière pirouette, ramenant le mot à son sens commercial : “Au prix où sont aujourd’hui les choses, vous avouerez que c’est pour rien.” Clin d’œil à la vie chère, signature ironique d’un journal qui, même en plein réveillon, garde l’œil sur le portefeuille du peuple.
Ce “Réveillons” est un petit chef-d’œuvre d’équilibre entre gaieté de circonstance et ironie civique. Derrière le ton léger, il condense toute la mission du Canard enchaîné : refuser la torpeur, rappeler que le rire n’est pas une fuite mais une forme de veille.
Au seuil de 1929, année où le monde s’apprête à basculer dans la crise, l’édito résonne comme une prémonition : si la République ne se réveille pas d’elle-même, d’autres le feront à sa place.