Le Canard enchaîné du 2 janvier 1929 ne publie pas de vœux de bonne année, mais un billet d’humeur corrosif : un faux « Communiqué officiel » censé émaner du Palais de Justice de la Seine. En réalité, il s’agit d’un chef-d’œuvre de pastiche administratif, où le style compassé des dépêches judiciaires sert de prétexte à une satire mordante des connivences politiques et financières de la Troisième République finissante.
Le ton, faussement neutre, est celui d’un greffier modèle. Les phrases courtes, les formules figées et les politesses convenues installent un décor de gravité bureaucratique. Mais derrière le vernis, chaque ligne explose comme un trait de satire. Ainsi :
« M. L.-L. Klotz, ancien ministre des Finances et du Pari mutuel, sera interrogé demain. »
Louis-Lucien Klotz, ex-ministre de Clemenceau et père du slogan « L’Allemagne paiera ! », incarne ici la décadence d’une élite financière compromise dans les affaires. Sa mention, sèche et sans contexte, dit tout : l’homme qui gérait la dette de guerre est désormais du côté des débiteurs.
Plus loin, les allusions à la Gazette du Franc et à la banquière Marthe Hanau prolongent la chronique satirique entamée par le journal depuis l’automne précédent. L’affaire, mêlant escroquerie financière, complicités politiques et faillite retentissante, a offert au Canard un terrain de jeu idéal. L’auteur feint d’adopter la voix de la justice pour mieux en souligner l’absurdité :
« M. Glard, trop occupé par les affaires de la Gazette du Franc, présente ses excuses à MM. les grands laitiers et les prie, en attendant la reprise de l’instruction, de bien vouloir continuer leur petit trafic. »
Tout est dit : les dossiers s’enlisent, les coupables vaquent, et la justice, paralysée, préfère s’excuser plutôt que de sanctionner.
Le procédé culmine dans la fausse annonce suivante :
« M. Glard demande à la personne qui a trouvé le million de Mme Hanau de l’apporter le plus vite possible à son cabinet, contre bonne récompense. Intermédiaires et M. Gaston Vidal s’abstenir. »
Sous la blague, une accusation implicite : les “millions envolés” de la Gazette du Franc symbolisent un système où les pertes des épargnants se dissolvent dans l’irresponsabilité collective. Gervaise, Bénard ou Maréchal (la signature n’est pas indiquée) manient ici un humour d’une précision chirurgicale — plus efficace qu’un éditorial indigné.
L’ironie s’étend jusqu’à la sphère politique. On lit que :
« M. Barthou, garde des Sceaux, dément formellement qu’il ait eu l’intention d’entraver la justice et déclare, au contraire, qu’il a donné lui-même le coup de fouet nécessaire. »
Le “coup de fouet”, métaphore empruntée à l’équitation, renvoie à la vigueur supposée du ministre Louis Barthou — et souligne en creux l’immobilisme du gouvernement Poincaré.
Enfin, le dernier paragraphe, en forme de pirouette :
« Rien de nouveau dans le reste de la presse. »
L’aridité bureaucratique du communiqué devient sarcasme politique. En une ligne, Le Canard accuse les journaux “sérieux” d’être les vrais complices du silence : ceux qui, dans la presse de 1929, préfèrent se taire plutôt que de troubler l’ordre établi.
À travers ce faux document, Le Canard enchaîné livre un instantané de la Troisième République au bord du gouffre moral : ministres fatigués, journalistes complaisants, juges indulgents et affairistes prospères. Derrière la mécanique comique, une leçon persiste : la France ne manque pas de justice, elle manque d’insomnie. Et le “communicant” le plus vigilant, en ce début d’année 1929, reste décidément le Canard.